22
Le portail est fermé, constate Cassie avec surprise. Il ne l’est jamais. Elle actionne la commande rangée dans son sac et jette un coup d’œil à Sarah, manœuvrant habilement la voiture de Raph le long de l’allée.
— Merci d’avoir conduit, murmure-t-elle. Et de ne pas m’avoir posé plus de questions.
— Pas de problème, répond Sarah en coupant le contact. Circonstances atténuantes. Tu as une tête de déterrée.
— Trop aimable. J’ai dormi quelques heures en pointillés, ça n’aide pas.
— Le pantalon jaune et le blazer saumon, c’est pour compenser ?
— Pour lui montrer que je ne flancherai pas.
Concrètement, elle flanche déjà. Mais seules ses bottines cloutées le trahissent.
— On fait un point rapide avec les mecs, reprend-elle, ensuite on monte voir Raph histoire d’en finir ?
— Ouais, acquiesce Sarah. Mais je dois t’avouer que je suis épatée. Tu t’es expliquée avec lui, pour accepter aussi facilement de ne rien lui cacher ?
— J’ai hésité, esquive-t-elle, mais je me suis dit qu’en lui racontant tout de suite je prouverais ma supériorité.
Sarah éclate de rire, déboucle sa ceinture et lui presse rapidement l’épaule.
— Allez ma poule, courage. La journée va être longue. Alors dis-toi bien que si tu tombes, je te ramasse.
Si tu tombes, je te ramasse. Momentanément coite et insensible à la beauté matinale du jardin, Cassie suit Sarah le long de l’allée, puis à l’intérieur et encore jusqu’à la chambre d’amis où elle la laisse organiser la journée avec leurs ouvriers, sans un mot.
Si tu tombes, je te ramasse. Le soutien sans faille dont elle parlait à Raph la veille, elle l’a juste là, près d’elle, lui transfusant sa volonté à coups de clins d’œil et de bourrades. Il était temps qu’elle s’en rende compte. Elle quitte la pièce en plein milieu de la joute verbale, bouleversée.
Si elle n’avait pas trébuché sur ses jambes étendues au bas des marches, elle aurait sans doute pu se défendre. Mais lorsqu’elle émerge de la chambre le nez sur sa montre, Raph se contente de la laisser s’affaler sur ses genoux dans un cri de surprise, la rajuste légèrement et plonge le nez dans son cou.
Immobile, elle identifie avec stupeur la nuée de papillons décollant dans son ventre. Sérieusement, Cassie Willis ? Le coup des papillons, à ton âge et alors que tu es censée lui en vouloir à mort ?
— Ça va ? Murmure-t-il, l’observant attentivement. Tu…
— J’ai l’air fatiguée, je sais, marmonne-t-elle, se débattant jusqu’à ce qu’il la relâche.
— Sarah est là ? Il faut que je vous parle.
— Nous aussi. Elle finit de parier avec les mecs. Ça permet de les faire bosser efficacement, y compris les lendemains de cuite. De quoi veux-tu nous parler ?
— Vous pariez quoi ?
— Apéros, argent, services, ça dépend de l’enjeu. Sarah a promis de leur montrer ses fesses s’ils finissent la chambre d’amis avant ce soir. Comme c’est humainement impossible, elle ne craint rien, mais ça avancera plus vite.
— J’aimerais voir la tête de Sarah s’ils finissaient dans les temps, s’esclaffe-t-il.
— Là, tu la connais mal. Elle assume sans problèmes. Raph, de quoi veux-tu nous parler ?
Cassie s’appuie contre le mur, loin de lui, et fronce les sourcils. Il vient d’éviter son regard sans aucune subtilité.
— Là-haut, soupire-t-il.
— Ils sont déjà au boulot, ricane Sarah, émergeant à son tour de la chambre. Salut, Raph… Cassie ?
Elle est déjà dans l’atelier. Et elle la repère immédiatement. Lorsque Raph prend sa main dans la sienne, elle ne songe même pas à la retirer, écœurée par la cordelette jaune en forme de nœud coulant posée devant l’ordinateur.
Raph ne bronche pas. Il laisse les doigts de Cassie se renfrogner jusqu’à le pincer. Se contente de regarder les taches de rousseur pâlir jusqu’à se fondre sur sa peau claire, encaissant l’éclat froid de ses émeraudes et le juron fleuri de Sarah.
— J’ai trouvé ça en entrant dans la pièce il y a une heure, précise-t-il, manœuvrant les deux femmes jusqu’à la table. Je ne vous le cache pas, j’ai blasphémé. Alors j’ai préparé du café. Ça aide.
Il remplit trois mugs et les dépose devant elles. Emilie n’a toujours pas constaté la disparition progressive des mugs de la cuisine, réalise-t-il avec un coup d’œil à la collection conséquente s’amoncelant sur une console. Mais elle ne constate plus grand-chose, en ce moment.
— Comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici, nom de dieu ? S’exclame Cassie. Je croyais qu’il y avait une alarme ?
— Il y en a une, confirme Raph. Rien ne s’est déclenché.
— Tu sais depuis quand c’est là ? Interroge Sarah.
— Non, avoue-t-il à contrecœur. Quand je suis descendu en entendant Emilie hurler, hier, il n’y avait rien, j’en suis sûr. Ensuite on s’est lancés dans le mélodrame… je suis remonté tard, et elle m’avait tellement vidé que je me suis couché direct après t’avoir appelée.
— Tu as appelé Cassie hier soir ? S’étonne Sarah.
— Euh… oui.
— Tard ?
— Un peu, mais…
— Et elle t’a répondu ?
— Oui, avant de me raccrocher au nez. Pourquoi ?
— Pour rien, lâche-t-elle avec un sourire réjoui.
Cassie plonge un nez renfrogné dans son café. Et la jubilation de Sarah semblant proportionnelle à l’embarras de Cassie, Raph suppose que c’est bon pour lui.
— Bref, reprend-il, il a pu profiter des hurlements d’Emilie pour se faufiler, les fenêtres étaient ouvertes. Quant au portail, il l’est toujours. Il ne le sera plus.
— S’il est passé ici, je dois pouvoir remonter sa trace, marmonne Cassie.
Une fois de plus, Raph la dévisage attentivement. Pâle, cernée, mais du moins, les taches de rousseur sont de retour.
— Bonne idée, acquiesce-t-il en se levant. On te libère la pièce, je suppose ?
Elle hoche la tête, et il escorte Sarah dans le couloir.
— Elle ne va pas bien, affirme-t-il sitôt qu’ils sont à l’extérieur. Qu’est-ce-qui se passe ?
— Il nous déposé une photo, explique Sarah sans hésiter. Tu lui as menti. Et il lui a parlé dans son sommeil. Elle ne sait pas comment l’en empêcher, donc elle n’a pas dormi. Et après ça… complète-t-elle avec un geste vers l’intérieur.
Raph se passe une main dans les cheveux, atterré.
— On doit faire quelque chose, murmure-t-il.
— Je suis d’accord, soupire Sarah, mais à part les flics… elle refuse obstinément d’aller les voir, et je ne le ferai pas dans son dos. Elle ne s’en remettrait pas. Tu as déjà du bol qu’elle t’adresse encore la parole après hier.
— Sarah, je ne voulais pas… je n’avais même pas l’intention de lui mentir ! S’exclame-t-il. J’étais un peu choqué, j’avoue, je n’ai pas réfléchi, je me suis démené pour les dossiers… elle t’a dit pour les dossiers de l’enquête ?
— Ouais. Bien joué.
— Bah. Ça ne changera pas grand-chose. En tous cas, cette histoire de voiture m’est complètement sortie de la tête.
Sarah sourit, les mains dans les poches de son slim noir.
— Dis-lui.
— Elle refuse de m’écouter.
— Raph, tu n’auras pas de troisième chance, prévient Sarah. C’est la première fois qu’elle laisse un homme l’approcher d’aussi près. Si tu te plantes, c’est foutu. Et ça m’ennuierait d’avoir à t’émasculer.
— Tu m’en vois ravi, grimace-t-il. Je tiens à elle, Sarah. Et crois-moi, je me mords les doigts de ma boulette.
— Je reviens, lâche Cassie, jaillissant soudain de l’atelier. Je vais vérifier le reste de la maison.
Elle disparait à toute allure dans les escaliers. Raph pousse un soupir, regrettant que le tee-shirt saumon couvre ses fesses. Moulées dans ce pantalon jaune, elles auraient ensoleillé sa matinée.
Cassie inspire longuement. Puis pénètre dans l’atelier et affronte résolument les deux regards interrogateurs, ardoise et noisette, forant inlassablement son armure.
— Il n’est pas entré, articule-t-elle, se laissant tomber sur une chaise avec un soupir. Il y a des traces dans la rue, devant la grille, sur le trottoir et en face, oui, mais rien dans le jardin ni dans la maison, pas le plus petit résidu. Il est venu, mais n’a pas dépassé le portail.
Les mines sont éloquentes. La surprise est imprévue, la conclusion pénible.
— Donc il a un complice, formule enfin Raph.
— Ça n’a pas de sens, murmure Sarah.
— Sans doute ne voulait-il pas prendre de risque. Quant au complice, ça peut être juste un gamin du voisinage qu’il a convaincu de faire une blague.
— Ou pas, marmonne Cassie, les doigts sur les paupières.
— Cassie, hésite Raph. Les flics ont-ils, à l’époque, évoqué la possibilité d’un complice ? D’un associé ? Toi, es-tu persuadée qu’il n’y a qu’un tueur ?
— Je…
Deux ? Cassie ôte les mains de ses yeux, indécise. Une voix, une présence. Des images floues et des bruits de fond. Si les discours sont gravés dans sa chair, tout le reste n’est qu’un pitoyable brouillard de médicaments.
— J’étais une loque, souffle-t-elle. Antidépresseurs, calmants, somnifères… je ne voyais rien, je n’entendais rien, je ne comprenais rien. Je ne sais pas. Dans ma tête, il n’y avait que lui, mais… je ne sais pas. Tu en sauras plus par les dossiers de l’enquête que par moi.
Œil fuyant, mine honteuse. Le cœur de Raph avale de travers, mais Sarah le prend de vitesse.
— Ne te le reproche pas, ordonne-t-elle. Je te l’interdis.
Cassie repose brusquement sa tasse et consulte sa montre.
— Je dois aller parler aux mecs.
— Cassie, l’arrête Raph, attends. Il faut qu’on parle.
— Non.
— Cassie…
Elle semble hésiter, et Raph pense presque avoir gagné.
— Ah, oui, lâche-t-elle, le regard vide. Il est entré dans ma tête cette nuit. Apparemment, mes verrous se relâchent quand je dors, et il a trouvé le moyen de les contourner.
Presque.
Cassie récite avec application chaque mot fraichement gravé dans sa mémoire, entre cauchemar et réalité, concentrée sur son alliance pour ne pas sentir. Et tant qu’elle y est, elle ajoute la photo. Le silence retombe.
— D’accord, soupire finalement Raph. Résumons. Il sait que tu ne l’entends pas et que c’est un choix.
— Tes barrières fonctionnent, renchérit Sarah.
— Il pense que tu es à lui, poursuit Raph.
— En plus d’être méchant, il est débile.
— Pendant huit ans, il n’a pas su où tu étais.
— Il n’a pas attendu dans l’ombre, conclut Sarah, il t’a perdue. Ça change tout.
— Il ne peut t’atteindre que s’il sait où tu es, peut-être même seulement si vous êtes physiquement assez proches.
— Les traces dans la rue, murmure Sarah. Ici et chez nous. Il nous faut des caméras.
—Excellent idée.
Le regard de Cassie va de l’un à l’autre, sidérée. Ils ont tiré en quelques secondes plus de conclusions qu’elle-même en une nuit de veille. Une nuit de fuite, s’avoue-t-elle. Mais elle ne sait pas faire autrement.
— Et il a fait quelque chose hier qu’il voulait me raconter, achève-t-elle d’une voix blanche.
— Ouais, il a fait du macramé, s’esclaffe Sarah avec un geste du pouce en direction de la cordelette. Et d’abord, pourquoi Raph a eu une cordelette, et pas moi ?
— Tu as eu une photo, objecte-t-il.
— Jaloux !
— A mort.
Cassie hallucine. Ils s’envoient des vannes l’air de rien, maniant le quinzième degré pour lui faire oublier le creux de son estomac, et elle, elle… elle, elle a une chance folle. Et si ça continue, elle va pleurer comme elle ne l’a pas fait depuis huit ans.
— Cassie, reprend Raph, subitement sérieux. Ses propos sont plutôt sexuels. C’est nouveau, non ?
— Oui, répond-elle après quelques secondes. Il se masturbait, mais ça restait à sens unique. Pourquoi ? Tu crois qu’après huit ans, il a décidé de passer au stade du dessus ?
— Tout ce que je sais, explique-t-il à regret, c’est que j’ai passé une nuit chez toi. Le lendemain, ma voiture était abîmée. Il y avait une photo dans votre boîte aux lettres, une cordelette sur mon bureau et il est entré dans ta tête.
— Il est jaloux, souffle Sarah.
— Bon sang ! S’écrie Cassie. Oui !
— Euh…
Raph lance un coup d’œil surpris à Sarah, qui hausse les épaules.
— Je me trompe, ou tu es contente ?
— Je suis ravie.
Cassie se redresse sur son siège, repousse ses boucles, sourit même, et Raph assiste à la transformation perplexe, mais fasciné.
— Il est jaloux ! Explique-t-elle. Il ne l’a jamais paru de Ian. Huit ans d’attente, sans doute… quoiqu’il en soit, il est jaloux, et c’est bêtement humain. Quant à moi, j’ai enfin trouvé un moyen de l’atteindre, alors oui, on va faire la fête ce soir et copuler jusqu’à plus d’heure.
Sarah éclate de rire. Raph hausse un sourcil.
— Je suis sans doute débile de remettre ça sur le tapis, grince-t-il, mais tu ne m’en veux plus ?
— Si. Ce soir, je te ligote. Oui, soupire-t-elle, je t’en veux terriblement. Tu n’avais pas le droit. Mais je m’en veux encore plus de ne pas vraiment t’en vouloir.
Doux Jésus. Une déclaration d’amour. Raph fait son possible pour rester concentré.
— Cassie, sincèrement, je suis désolé. J’étais perturbé et je n’ai pas réfléchi, pire, j’ai même oublié. Ça n’arrivera plus.
— Il y avait quoi, sur la vitre ?
— Un nœud coulant.
— La vache, ricane Sarah. Il radote sacrément.
— En tous cas, conclut Cassie, je… merci, tous les deux. Je me sens mieux. Je suis soulagée, et tant mieux s’il sait qu’on s’envoie en l’air. Bien fait.
— On ne fait pas que s’envoyer en l’air, corrige Raph.
Il la dévisage ouvertement, résigné. Elle sait qu’il s’agit d’autre chose que d’une aventure. Elle le sait, mais le formuler est apparemment au-dessus de ses forces. Il tente de ne pas s’en offusquer et siffle son café froid.
— Bref, conclut-elle, ça le rend manifestement fou qu’un autre me possède, et je t’en suis reconnaissante.
Un son mat retentit lorsque Raph laisse tomber son front sur la table.
— Ma douce, lance-t-il avec audace en relevant la tête, tu me désespères. Je ne te possède pas. Il n’y a pas de notion de possession dans une relation de…
— Il faut vraiment que j’aille parler aux mecs, l’interrompt-elle, se levant précipitamment. Il nous reste une trentaine de minutes avant le paysagiste.
Au-dessus de ses forces, effectivement. Il se lève d’un bond pour fouiller le fatras de son bureau.
— Stop !
Cassie s’immobilise à deux pas de la porte, surprise et prête à la rabrouer. Mais Raph dépose déjà sur la table un boîtier noir de la taille de sa paume.
— Mini shocker, lit-il sur la notice. Arme électrique de poche délivrant deux cent mille volts en cas de contact physique, neutralisant instantanément l’assaillant durant cinq à dix minutes.
Il l’a fait. Il l’a vraiment fait. Cassie s’approche lentement et récupère le boitier au creux de sa main, bizarrement émue. Elle est plus à l’aise avec ce genre d’accessoire qu’avec une arme à feu, constate-t-elle, palpant religieusement le plastique noir. Plus jamais, la victime sans défense.
— Merci, Raph, je…
Elle se balance d’un pied sur l’autre, une fois de plus déstabilisée par son regard prévenant.
— Merci.
Puis elle s’enfuit, tout simplement.
Raph lâche un soupir résigné sous le regard compatissant de Sarah. Il l’aura à l’usure. Un jour, elle l’embrassera avant de décamper, un jour, elle apprendra la tendresse. Mais pour ça, il doit la débarrasser de l’ombre suivant chacun de ses pas, et imprimer plusieurs centaines de pages d’enquête en anglais est un début comme un autre. Ça, et virer le truc nauséabond reposant devant son ordinateur comme une promesse.
— Merci d’avoir conduit, murmure-t-elle. Et de ne pas m’avoir posé plus de questions.
— Pas de problème, répond Sarah en coupant le contact. Circonstances atténuantes. Tu as une tête de déterrée.
— Trop aimable. J’ai dormi quelques heures en pointillés, ça n’aide pas.
— Le pantalon jaune et le blazer saumon, c’est pour compenser ?
— Pour lui montrer que je ne flancherai pas.
Concrètement, elle flanche déjà. Mais seules ses bottines cloutées le trahissent.
— On fait un point rapide avec les mecs, reprend-elle, ensuite on monte voir Raph histoire d’en finir ?
— Ouais, acquiesce Sarah. Mais je dois t’avouer que je suis épatée. Tu t’es expliquée avec lui, pour accepter aussi facilement de ne rien lui cacher ?
— J’ai hésité, esquive-t-elle, mais je me suis dit qu’en lui racontant tout de suite je prouverais ma supériorité.
Sarah éclate de rire, déboucle sa ceinture et lui presse rapidement l’épaule.
— Allez ma poule, courage. La journée va être longue. Alors dis-toi bien que si tu tombes, je te ramasse.
Si tu tombes, je te ramasse. Momentanément coite et insensible à la beauté matinale du jardin, Cassie suit Sarah le long de l’allée, puis à l’intérieur et encore jusqu’à la chambre d’amis où elle la laisse organiser la journée avec leurs ouvriers, sans un mot.
Si tu tombes, je te ramasse. Le soutien sans faille dont elle parlait à Raph la veille, elle l’a juste là, près d’elle, lui transfusant sa volonté à coups de clins d’œil et de bourrades. Il était temps qu’elle s’en rende compte. Elle quitte la pièce en plein milieu de la joute verbale, bouleversée.
Si elle n’avait pas trébuché sur ses jambes étendues au bas des marches, elle aurait sans doute pu se défendre. Mais lorsqu’elle émerge de la chambre le nez sur sa montre, Raph se contente de la laisser s’affaler sur ses genoux dans un cri de surprise, la rajuste légèrement et plonge le nez dans son cou.
Immobile, elle identifie avec stupeur la nuée de papillons décollant dans son ventre. Sérieusement, Cassie Willis ? Le coup des papillons, à ton âge et alors que tu es censée lui en vouloir à mort ?
— Ça va ? Murmure-t-il, l’observant attentivement. Tu…
— J’ai l’air fatiguée, je sais, marmonne-t-elle, se débattant jusqu’à ce qu’il la relâche.
— Sarah est là ? Il faut que je vous parle.
— Nous aussi. Elle finit de parier avec les mecs. Ça permet de les faire bosser efficacement, y compris les lendemains de cuite. De quoi veux-tu nous parler ?
— Vous pariez quoi ?
— Apéros, argent, services, ça dépend de l’enjeu. Sarah a promis de leur montrer ses fesses s’ils finissent la chambre d’amis avant ce soir. Comme c’est humainement impossible, elle ne craint rien, mais ça avancera plus vite.
— J’aimerais voir la tête de Sarah s’ils finissaient dans les temps, s’esclaffe-t-il.
— Là, tu la connais mal. Elle assume sans problèmes. Raph, de quoi veux-tu nous parler ?
Cassie s’appuie contre le mur, loin de lui, et fronce les sourcils. Il vient d’éviter son regard sans aucune subtilité.
— Là-haut, soupire-t-il.
— Ils sont déjà au boulot, ricane Sarah, émergeant à son tour de la chambre. Salut, Raph… Cassie ?
Elle est déjà dans l’atelier. Et elle la repère immédiatement. Lorsque Raph prend sa main dans la sienne, elle ne songe même pas à la retirer, écœurée par la cordelette jaune en forme de nœud coulant posée devant l’ordinateur.
Raph ne bronche pas. Il laisse les doigts de Cassie se renfrogner jusqu’à le pincer. Se contente de regarder les taches de rousseur pâlir jusqu’à se fondre sur sa peau claire, encaissant l’éclat froid de ses émeraudes et le juron fleuri de Sarah.
— J’ai trouvé ça en entrant dans la pièce il y a une heure, précise-t-il, manœuvrant les deux femmes jusqu’à la table. Je ne vous le cache pas, j’ai blasphémé. Alors j’ai préparé du café. Ça aide.
Il remplit trois mugs et les dépose devant elles. Emilie n’a toujours pas constaté la disparition progressive des mugs de la cuisine, réalise-t-il avec un coup d’œil à la collection conséquente s’amoncelant sur une console. Mais elle ne constate plus grand-chose, en ce moment.
— Comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici, nom de dieu ? S’exclame Cassie. Je croyais qu’il y avait une alarme ?
— Il y en a une, confirme Raph. Rien ne s’est déclenché.
— Tu sais depuis quand c’est là ? Interroge Sarah.
— Non, avoue-t-il à contrecœur. Quand je suis descendu en entendant Emilie hurler, hier, il n’y avait rien, j’en suis sûr. Ensuite on s’est lancés dans le mélodrame… je suis remonté tard, et elle m’avait tellement vidé que je me suis couché direct après t’avoir appelée.
— Tu as appelé Cassie hier soir ? S’étonne Sarah.
— Euh… oui.
— Tard ?
— Un peu, mais…
— Et elle t’a répondu ?
— Oui, avant de me raccrocher au nez. Pourquoi ?
— Pour rien, lâche-t-elle avec un sourire réjoui.
Cassie plonge un nez renfrogné dans son café. Et la jubilation de Sarah semblant proportionnelle à l’embarras de Cassie, Raph suppose que c’est bon pour lui.
— Bref, reprend-il, il a pu profiter des hurlements d’Emilie pour se faufiler, les fenêtres étaient ouvertes. Quant au portail, il l’est toujours. Il ne le sera plus.
— S’il est passé ici, je dois pouvoir remonter sa trace, marmonne Cassie.
Une fois de plus, Raph la dévisage attentivement. Pâle, cernée, mais du moins, les taches de rousseur sont de retour.
— Bonne idée, acquiesce-t-il en se levant. On te libère la pièce, je suppose ?
Elle hoche la tête, et il escorte Sarah dans le couloir.
— Elle ne va pas bien, affirme-t-il sitôt qu’ils sont à l’extérieur. Qu’est-ce-qui se passe ?
— Il nous déposé une photo, explique Sarah sans hésiter. Tu lui as menti. Et il lui a parlé dans son sommeil. Elle ne sait pas comment l’en empêcher, donc elle n’a pas dormi. Et après ça… complète-t-elle avec un geste vers l’intérieur.
Raph se passe une main dans les cheveux, atterré.
— On doit faire quelque chose, murmure-t-il.
— Je suis d’accord, soupire Sarah, mais à part les flics… elle refuse obstinément d’aller les voir, et je ne le ferai pas dans son dos. Elle ne s’en remettrait pas. Tu as déjà du bol qu’elle t’adresse encore la parole après hier.
— Sarah, je ne voulais pas… je n’avais même pas l’intention de lui mentir ! S’exclame-t-il. J’étais un peu choqué, j’avoue, je n’ai pas réfléchi, je me suis démené pour les dossiers… elle t’a dit pour les dossiers de l’enquête ?
— Ouais. Bien joué.
— Bah. Ça ne changera pas grand-chose. En tous cas, cette histoire de voiture m’est complètement sortie de la tête.
Sarah sourit, les mains dans les poches de son slim noir.
— Dis-lui.
— Elle refuse de m’écouter.
— Raph, tu n’auras pas de troisième chance, prévient Sarah. C’est la première fois qu’elle laisse un homme l’approcher d’aussi près. Si tu te plantes, c’est foutu. Et ça m’ennuierait d’avoir à t’émasculer.
— Tu m’en vois ravi, grimace-t-il. Je tiens à elle, Sarah. Et crois-moi, je me mords les doigts de ma boulette.
— Je reviens, lâche Cassie, jaillissant soudain de l’atelier. Je vais vérifier le reste de la maison.
Elle disparait à toute allure dans les escaliers. Raph pousse un soupir, regrettant que le tee-shirt saumon couvre ses fesses. Moulées dans ce pantalon jaune, elles auraient ensoleillé sa matinée.
Cassie inspire longuement. Puis pénètre dans l’atelier et affronte résolument les deux regards interrogateurs, ardoise et noisette, forant inlassablement son armure.
— Il n’est pas entré, articule-t-elle, se laissant tomber sur une chaise avec un soupir. Il y a des traces dans la rue, devant la grille, sur le trottoir et en face, oui, mais rien dans le jardin ni dans la maison, pas le plus petit résidu. Il est venu, mais n’a pas dépassé le portail.
Les mines sont éloquentes. La surprise est imprévue, la conclusion pénible.
— Donc il a un complice, formule enfin Raph.
— Ça n’a pas de sens, murmure Sarah.
— Sans doute ne voulait-il pas prendre de risque. Quant au complice, ça peut être juste un gamin du voisinage qu’il a convaincu de faire une blague.
— Ou pas, marmonne Cassie, les doigts sur les paupières.
— Cassie, hésite Raph. Les flics ont-ils, à l’époque, évoqué la possibilité d’un complice ? D’un associé ? Toi, es-tu persuadée qu’il n’y a qu’un tueur ?
— Je…
Deux ? Cassie ôte les mains de ses yeux, indécise. Une voix, une présence. Des images floues et des bruits de fond. Si les discours sont gravés dans sa chair, tout le reste n’est qu’un pitoyable brouillard de médicaments.
— J’étais une loque, souffle-t-elle. Antidépresseurs, calmants, somnifères… je ne voyais rien, je n’entendais rien, je ne comprenais rien. Je ne sais pas. Dans ma tête, il n’y avait que lui, mais… je ne sais pas. Tu en sauras plus par les dossiers de l’enquête que par moi.
Œil fuyant, mine honteuse. Le cœur de Raph avale de travers, mais Sarah le prend de vitesse.
— Ne te le reproche pas, ordonne-t-elle. Je te l’interdis.
Cassie repose brusquement sa tasse et consulte sa montre.
— Je dois aller parler aux mecs.
— Cassie, l’arrête Raph, attends. Il faut qu’on parle.
— Non.
— Cassie…
Elle semble hésiter, et Raph pense presque avoir gagné.
— Ah, oui, lâche-t-elle, le regard vide. Il est entré dans ma tête cette nuit. Apparemment, mes verrous se relâchent quand je dors, et il a trouvé le moyen de les contourner.
Presque.
Cassie récite avec application chaque mot fraichement gravé dans sa mémoire, entre cauchemar et réalité, concentrée sur son alliance pour ne pas sentir. Et tant qu’elle y est, elle ajoute la photo. Le silence retombe.
— D’accord, soupire finalement Raph. Résumons. Il sait que tu ne l’entends pas et que c’est un choix.
— Tes barrières fonctionnent, renchérit Sarah.
— Il pense que tu es à lui, poursuit Raph.
— En plus d’être méchant, il est débile.
— Pendant huit ans, il n’a pas su où tu étais.
— Il n’a pas attendu dans l’ombre, conclut Sarah, il t’a perdue. Ça change tout.
— Il ne peut t’atteindre que s’il sait où tu es, peut-être même seulement si vous êtes physiquement assez proches.
— Les traces dans la rue, murmure Sarah. Ici et chez nous. Il nous faut des caméras.
—Excellent idée.
Le regard de Cassie va de l’un à l’autre, sidérée. Ils ont tiré en quelques secondes plus de conclusions qu’elle-même en une nuit de veille. Une nuit de fuite, s’avoue-t-elle. Mais elle ne sait pas faire autrement.
— Et il a fait quelque chose hier qu’il voulait me raconter, achève-t-elle d’une voix blanche.
— Ouais, il a fait du macramé, s’esclaffe Sarah avec un geste du pouce en direction de la cordelette. Et d’abord, pourquoi Raph a eu une cordelette, et pas moi ?
— Tu as eu une photo, objecte-t-il.
— Jaloux !
— A mort.
Cassie hallucine. Ils s’envoient des vannes l’air de rien, maniant le quinzième degré pour lui faire oublier le creux de son estomac, et elle, elle… elle, elle a une chance folle. Et si ça continue, elle va pleurer comme elle ne l’a pas fait depuis huit ans.
— Cassie, reprend Raph, subitement sérieux. Ses propos sont plutôt sexuels. C’est nouveau, non ?
— Oui, répond-elle après quelques secondes. Il se masturbait, mais ça restait à sens unique. Pourquoi ? Tu crois qu’après huit ans, il a décidé de passer au stade du dessus ?
— Tout ce que je sais, explique-t-il à regret, c’est que j’ai passé une nuit chez toi. Le lendemain, ma voiture était abîmée. Il y avait une photo dans votre boîte aux lettres, une cordelette sur mon bureau et il est entré dans ta tête.
— Il est jaloux, souffle Sarah.
— Bon sang ! S’écrie Cassie. Oui !
— Euh…
Raph lance un coup d’œil surpris à Sarah, qui hausse les épaules.
— Je me trompe, ou tu es contente ?
— Je suis ravie.
Cassie se redresse sur son siège, repousse ses boucles, sourit même, et Raph assiste à la transformation perplexe, mais fasciné.
— Il est jaloux ! Explique-t-elle. Il ne l’a jamais paru de Ian. Huit ans d’attente, sans doute… quoiqu’il en soit, il est jaloux, et c’est bêtement humain. Quant à moi, j’ai enfin trouvé un moyen de l’atteindre, alors oui, on va faire la fête ce soir et copuler jusqu’à plus d’heure.
Sarah éclate de rire. Raph hausse un sourcil.
— Je suis sans doute débile de remettre ça sur le tapis, grince-t-il, mais tu ne m’en veux plus ?
— Si. Ce soir, je te ligote. Oui, soupire-t-elle, je t’en veux terriblement. Tu n’avais pas le droit. Mais je m’en veux encore plus de ne pas vraiment t’en vouloir.
Doux Jésus. Une déclaration d’amour. Raph fait son possible pour rester concentré.
— Cassie, sincèrement, je suis désolé. J’étais perturbé et je n’ai pas réfléchi, pire, j’ai même oublié. Ça n’arrivera plus.
— Il y avait quoi, sur la vitre ?
— Un nœud coulant.
— La vache, ricane Sarah. Il radote sacrément.
— En tous cas, conclut Cassie, je… merci, tous les deux. Je me sens mieux. Je suis soulagée, et tant mieux s’il sait qu’on s’envoie en l’air. Bien fait.
— On ne fait pas que s’envoyer en l’air, corrige Raph.
Il la dévisage ouvertement, résigné. Elle sait qu’il s’agit d’autre chose que d’une aventure. Elle le sait, mais le formuler est apparemment au-dessus de ses forces. Il tente de ne pas s’en offusquer et siffle son café froid.
— Bref, conclut-elle, ça le rend manifestement fou qu’un autre me possède, et je t’en suis reconnaissante.
Un son mat retentit lorsque Raph laisse tomber son front sur la table.
— Ma douce, lance-t-il avec audace en relevant la tête, tu me désespères. Je ne te possède pas. Il n’y a pas de notion de possession dans une relation de…
— Il faut vraiment que j’aille parler aux mecs, l’interrompt-elle, se levant précipitamment. Il nous reste une trentaine de minutes avant le paysagiste.
Au-dessus de ses forces, effectivement. Il se lève d’un bond pour fouiller le fatras de son bureau.
— Stop !
Cassie s’immobilise à deux pas de la porte, surprise et prête à la rabrouer. Mais Raph dépose déjà sur la table un boîtier noir de la taille de sa paume.
— Mini shocker, lit-il sur la notice. Arme électrique de poche délivrant deux cent mille volts en cas de contact physique, neutralisant instantanément l’assaillant durant cinq à dix minutes.
Il l’a fait. Il l’a vraiment fait. Cassie s’approche lentement et récupère le boitier au creux de sa main, bizarrement émue. Elle est plus à l’aise avec ce genre d’accessoire qu’avec une arme à feu, constate-t-elle, palpant religieusement le plastique noir. Plus jamais, la victime sans défense.
— Merci, Raph, je…
Elle se balance d’un pied sur l’autre, une fois de plus déstabilisée par son regard prévenant.
— Merci.
Puis elle s’enfuit, tout simplement.
Raph lâche un soupir résigné sous le regard compatissant de Sarah. Il l’aura à l’usure. Un jour, elle l’embrassera avant de décamper, un jour, elle apprendra la tendresse. Mais pour ça, il doit la débarrasser de l’ombre suivant chacun de ses pas, et imprimer plusieurs centaines de pages d’enquête en anglais est un début comme un autre. Ça, et virer le truc nauséabond reposant devant son ordinateur comme une promesse.