21
Lorsqu’elle déverrouille sa porte, Cassie est totalement désorientée. Engluée, tirée vers le bas, avec une furieuse envie de s’emplafonner un De Forest, et pas forcément celui qu’on croit. Elle lâche sa besace, les dents serrées. Elle a creusé l’empreinte sombre autour de la voiture de Raph. Remonté les rayures sur le flanc, atteint la vitre arrière et détaillé les traces sur la poussière, parfaitement capable de constater que quelque chose y a été effacé.
— Raph, siffle-t-elle à son répondeur. Je suis une grande fille. Ne t’avise plus jamais, jamais de…
— Cassie ?
Cassie abandonne menace avortée et téléphone, perplexe.
— Sarah ?
— Cuisine !
Fouillant son cerveau à la recherche de l’information manquante, elle envoie valser ses bottes.
— C’est bien demain soir, le dîner, hein ?
— Ouais.
Dans la cuisine, Julie lui décoche un grand sourire, une bouteille de bière à la main. Derrière elle, Sarah soulève le couvercle d’un faitout odorant puis s’en écarte aussitôt, le visage rougi par le nuage de vapeur qu’elle vient d’inhaler.
— Et oui, on devait être chez Julie ce soir, explique Sarah en plongeant dans le frigo, mais elle a trouvé que te laisser seule n’était pas très judicieux. J’ai concouru.
Sans cesser de sourire, Julie pousse vers elle le bol de cacahuètes. Sarah lui tend une bière fraîche. Cassie cède.
— Les filles, vous assurez, soupire-t-elle, s’affalant sur un tabouret. Et, Julie, je voulais te dire… à propos de… j’imagine que tout ça doit te paraître un peu…
Impossible. Il est humainement impossible de trouver les bons mots pour s’excuser de faire entrer un tueur en série dans la vie d’une autre. Elle se frotte le front, indécise.
— Laisse tomber, Cassie, réplique l’intéressée, glissant une main sur la sienne. Merci de ce que tu essayes de me dire, mais ce n’est pas nécessaire. On a tous une vie, des amis, des ennemis, un passif et pas mal de casseroles. Je dois avouer que dans ton cas, ça tient plus de la marmite que de la casserole, mais il en faut plus pour me faire fuir. Je suis là parce que j’en ai envie, pas parce que je m’y sens obligée.
— Alors ? Claironne Sarah, appuyée d’une hanche contre la table. Elle est géniale ou quoi ?
Cassie se contente d’un sourire fragile, contemplant avec embarras les doigts étrangers sur les siens. La tendresse, elle ne sait pas gérer. Trop de gentillesse ronge son armure. Mais difficile de s’en dépêtrer sans passer pour une poufiasse, suppose-t-elle en récupérant discrètement ses doigts.
— Quand elle grimace comme ça, raille Sarah, c’est qu’elle est émue. Bravo ma chérie, tu as tapé dans le mille. Bienvenue dans le cercle fermé des témoins du miracle.
Oui, bon. Cassie grimace de plus belle, étendant ses jambes meurtries sur le tabouret voisin.
— Qu’est-ce-que c’est que ça ? S’écrie Sarah.
Cassie sursaute, prise de court, mais Sarah est déjà penchée sur ses mollets et tire le pantalon pour évaluer l’ampleur des dégâts.
— Cassie, qu’est-ce-qui t’es arrivé ? Rien à voir avec…
— Non, rien à voir. Je suis tombée.
— D’où ?
— De la table de Raph. Ne ris pas.
Elle se doute bien de ce qui va suivre. Sarah explose en même temps que Julie, et Cassie laisse avec reconnaissance le rire délier son corps tendu. Sans doute, seule, risque-t-on moins de souffrir. Mais de vivre aussi, alors tant pis.
— Allez, souffle finalement Sarah. Prends ta bière et file sur la terrasse, je te laisse cinq minutes avant de nous expliquer ce qui t’a mis dans cet état.
Sarah la connait trop. Cassie ne se fait pas prier, l’oreille déjà tendue vers les bruissements de ses haies de bambous dans leur jardinières violettes, et à peine ses pieds nus effleurent-ils la fraîcheur des dalles roses que ses épaules se délient, laissant enfin s’évaporer la douleur d’Emilie.
Sa terrasse est magique, et seule Sarah le sait, sourit-elle pour elle-même. A son arrivée en France, elle étouffait. Partout, tout le temps, sauf ici, les yeux collés aux étoiles et la Marlboro vissée aux lèvres. Alors de fil en aiguille, elle a nettoyé, décoré, repeint, retrouvant le souffle au même rythme que sa terrasse, colmatant les fissures du béton au même rythme que les siennes. Il est peu de coups durs, depuis, que sa terrasse magique n’ait pas absorbés.
— Maintenant, accouche, exige Sarah.
Cassie fait demi-tour, rejoignant Sarah et Julie dans les fauteuils dépareillés.
— Bon, soupire-t-elle. Donc De Forest n°1 s’est pointée avec un coquard de la taille de son snobisme, par ma faute selon elle, faut croire que mes dons sont bien plus costauds que je ne le croyais, et particulièrement mesquins. Parce que dans la mesure où ses émotions débordaient de partout, je vous garantis que ce n’est pas un accident.
— T’es sérieuse, là ? L’interrompt Sarah.
— Sur quoi ? Le fait que je pourrais être responsable ? Non. Que ce n’est pas un accident ? Oui. Sa souffrance morale était bien trop démesurée pour avoir roulé une pelle à un lampadaire, et j’ai tout pris en pleine tronche.
— Tu penses qu’elle s’est fait agresser ? Hésite Julie.
— Oui, soupire Cassie, mais par quelqu’un qu’elle connait. Trop de culpabilité. Je pencherais plutôt pour la thèse du petit ami, De Forest n°2 m’a dit qu’elle voyait quelqu’un.
— Et pourquoi j’ai la sensation que tu es aussi en pétard contre De Forest n°2 ? Grimace Sarah.
— Parce que je suis en pétard contre De Forest n°2. Sa voiture était rayée, ce matin. Je viens de comprendre que ce petit con a effacé un dessin sur la vitre arrière avant que je le voie. Je ne sais pas ce que c’était exactement, mais je reconnaitrais l’empreinte entre mille, et je suis à peu près certaine que ce n’était pas un cœur.
Le silence qui s’impose ne lui dit rien de bon, le regard peu rassurant échangé entre Sarah et Julie encore moins. Et face au frisson parcourant la nuque tendue de Cassie, cet étrange prémonition de la douleur à venir, même la terrasse magique ne peut rien.
— D’accord, soupire finalement Sarah en se levant. Vu comme c’est parti, autant te le dire tout de suite.
Le regard sombre, elle disparait dans le salon pour en revenir presque aussitôt avec une enveloppe en kraft enfermée dans un sachet congélation.
— C’était dans la boîte aux lettres, précise-t-elle. Tiens, mets des gants. Les empreintes, on ne sait jamais…
Cassie enfile les gants de cuir que lui tend Sarah, rate un doigt, s’y reprend. Puis extirpe de l’enveloppe un unique document, une photo en noir et blanc. Un salon, un escalier, une rambarde de bois pâle. La lumière. La corde, le regard vide, le corps de Ian.
Il n’y a pas de mots. Rien à dire, rien à faire d’autre que de se plier en deux en attendant que ça passe, que corps et cerveau absorbent le choc, parce que s’il est une chose de vivre avec ce souvenir, le retrouver figé sur papier en est une autre. La tête entre les genoux, Cassie se concentre sur sa nausée. Il ne gagnera pas. Elle ne sera pas malade.
— Cassie, murmure Sarah, lui frottant doucement le dos. Dis-toi que cette photo, c’est la preuve qui te manquait. Il y avait une troisième personne sur les lieux. Ian ne s’est pas suicidé.
Sans un mot, sans se redresser, Cassie tend à Sarah ses mains gantées crispées sur l’immonde photo. Sans un mot, celle-ci dégage ses doigts puis renvoie le document au fond de son enveloppe, l’enveloppe dans son sachet et le sachet dans l’appartement. Alors seulement, Cassie se déplie.
Etonnant. Rien n’a changé. Le ciel est toujours rosé de couchant, les bambous persistent à bruisser, Julie est toujours assise en face d’elle et sa bouteille de bière continue de goutter sur la table en résine. La vie continue, alors.
— Les flics de l’époque diraient que j’ai pris la photo moi-même, siffle-t-elle. Cette photo ne changera rien pour personne.
— Les flics de l’époque, peut-être, objecte Sarah. Pas mon père.
— Ton père est à la retraite. Il ne peut rien faire.
Cassie inspire longuement, deux fois. Vivre. Ne surtout pas se figer. Ne surtout pas penser.
— On va manger ? Lance-t-elle.
— Tu me demandais comment elle avait pu survivre, soupire Sarah en direction de Julie. Voilà comment. Elle enferme, elle repousse jusqu’à ce que ça explose.
—Je ne repousse pas, proteste maladroitement Cassie.
— Appelle Raph.
— Quoi ?
— Que tu ne veuilles pas en parler, que tu refuses de pleurer, je veux bien, tu es comme ça. Mais la douleur est là, et Raph est le seul à pouvoir l’alléger.
— Vous êtes là, et ça me suffit. Raph ne peut rien pour moi, siffle Cassie. Surtout pas après m’avoir menti.
— Tu lui as dit la vérité contrainte et forcée après lui avoir toi-même menti pendant deux semaines. Vous êtes quittes. Maintenant à table, avant que je change d’avis et que je te pousse dans tes retranchements plutôt que de te changer les idées.
Cassie s’enroule dans une serviette avec un soupir de soulagement, essuie la buée sur le miroir et rejette ses lourdes boucles. Elle se sent propre. Elle peut réfléchir avec un minimum de recul. Le problème, c’est qu’avec le recul vient le doute. Il est bien plus facile d’être en colère.
Elle repousse l’odieuse image du corps de Ian pendu dans leur salon, repousse le coquard d’Emilie et le mensonge de Raph. Demain, conclut-elle en s’engouffrant dans son peignoir pour regagner sa chambre. Jamais, au grand jamais, elle ne laissera le son d’une voix masculine perturber ces débuts de nuits cotonneux qu’elle chérit tant. Elle ne l’appellera pas.
A peine a-t-elle refermé la porte que son portable se met à sonner. Elle décroche aussitôt.
— Allo ?
— Tu ne dors pas encore ?
— J’y allais, grince-t-elle, furieuse d’avoir décroché. Tu veux qu’on se prenne la tête direct ou qu’on parle d’abord de ta sœur ?
— Pardon ?
— Le dessin sur ta voiture. Tu comptais m’en parler ?
— Euh…
— C’est bien ce que je pensais. Bonne nuit, Raph.
— Attends ! Laisse-moi une chance de…
—De rien du tout. Mais pour ta sœur, sache qu’elle va mal. Parfois, quand j’ai face à moi des émotions très fortes, je ne peux pas les empêcher de m’envahir. Avec elle, c’était un raz de marée. Humiliation, honte, rage et désespoir. Et ce coquard n’est pas un accident. Bonne nuit.
Un reniflement éloigné, et c’est déjà fichu. Elle se laisse tomber sur le lit et se faufile sous sa couette.
— Pardon, soupire-t-elle, honteuse. C’était naze.
— Ça me rend tellement malade de la voir souffrir sans rien pouvoir faire, murmure-t-il. J’ai presque dû défoncer sa porte, ce soir, pour essayer de la consoler parce que c’est tout ce qu’elle me laisse encore faire. Quant à me dire que quelqu’un a pu la frapper, bon dieu ! Pourquoi ne me dit-elle rien ? Pourquoi me mentir ?
— Qu’a-t-elle dit, exactement ?
— Que tu l’avais agressée.
— Quoi ?
— Je sais bien qu’elle ment, soupire Raph. Mais elle refuse de me parler de son mec. Peut-être est-ce un type du boulot, peut-être plus âgé, ou peut-être a-t-elle besoin d’intimité, mais si c’est lui qui…
Il s’interrompt avec un nouveau reniflement. Cassie lutte contre elle-même. Option une, le laisser en plan comme la garce qu’elle n’est pas. Option deux, tenter de l’aider comme la femme sensible qu’elle refuse d’être.
— J’ai vu sa souffrance, finit-elle par céder. Rien de plus. Je ne sais pas qui l’a frappée, je sais seulement qu’elle a honte, et qu’elle va mal. Raph, je ne suis pas experte quand il s’agit de l’attitude à adopter face à quelqu’un qui souffre. Je suis même presque plus à l’aise dans le rôle du supplicié. Mais si je suis sûre d’une chose, c’est que tu as raison de lui opposer une stabilité à toute épreuve.
Raph ne répond pas. Elle étale ses boucles humides sur l’oreiller, malheureusement consciente du retournement s’opérant en elle et pourtant incapable de raccrocher.
— A l’époque, poursuit-elle, j’ai fini par me retrouver coupée de mes quelques amis restants, entre autres parce qu’ils n’acceptaient pas que je ne veuille pas parler. Je ne dis pas que c’est ce que j’ai fait de mieux, de ne pas extérioriser tout ça. Mais je rêvais d’une présence amicale qui se contente d’être là, même dans les pires moments. Juste savoir… qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui t’attend. Quoiqu’il arrive.
— Et Ian ?
— Il remplissait le rôle comme il pouvait, pas comme je le voulais. Il avait besoin de s’éloigner pour ne pas perdre pied. Il ne savait pas… bref, je ne parlais pas de ça pour…
— Je sais. Je profite de la moindre brèche.
Cassie peut presque l’entendre sourire. La façon qu’a le temps de s’étirer, de s’écouler, un infime son de peau frôlant le combiné, probablement la projection de son propre rictus sur la présence invisible à l’autre bout de la ligne. Et là, à cet instant, seuls au milieu de la nuit, leurs oreilles soudées l’une à l’autre, elle ressent entre eux une intimité qui la terrifie.
— Je dois y aller, conclut-elle à la hâte.
— Attends ! Je n’ai pas…
— Bonne nuit, Raph.
— Bonjour, Cassandra.
Elle soupire, se retourne et glisse un bras sous l’oreiller voisin.
— Tu m’as manqué, j’avais presque oublié à quel point c’était bon d’entrer en toi. Tu n’as pas idée du temps qu’il m’a fallu pour pénétrer tes rêves, moi qui déteste perdre du temps ! Comprends-moi bien, je suis ravi que tu t’intéresses enfin à ton don, mais j’ai trop de choses à dire pour tolérer tes accès d’indépendance. Tu es à moi, j’attends que tu te comportes comme telle. Je t’ai manqué ? Je sais que oui. Toi et moi on est pareils, deux moitiés d’un même œuf. Personne ne te comprend, tu es seule, je sais, une coquille vide, un corps affamé mais je serai bientôt là, ma Cassandra ! Huit ans pour te retrouver, tu comprendras que je sois à court de patience. J’ai envie de te toucher. De te sentir. De te prendre. Alors cette fois, on va sauter les étapes intermédiaires. Tu sais ce que j’ai fait hier, Cassandra ? Laisse-moi te raconter, elle est…
Cassie s’éveille en sursaut. Il lui faut de longues minutes pour s’extraire de la nuit noire. Elle serre les dents, serre les poings et vérifie ses verrous relâchés par le sommeil. Puis luttant pied à pied contre le voile de peur sur sa peau glacée, repousse la couette pour se diriger vers la salle de bains. Elle se sent sale. Il lui a toujours fait cet effet.
Ne pas réfléchir à son discours, s’ordonne-t-elle, ouvrant à fond les robinets de la baignoire. Pas maintenant, pas encore. Se concentrer sur l’idée que tout ira bien. Sur l’idée qu’elle trouvera un moyen, n’importe lequel, de venger Ian et toutes les femmes ayant payé de leur vie l’existence de ce salopard.
— Raph, siffle-t-elle à son répondeur. Je suis une grande fille. Ne t’avise plus jamais, jamais de…
— Cassie ?
Cassie abandonne menace avortée et téléphone, perplexe.
— Sarah ?
— Cuisine !
Fouillant son cerveau à la recherche de l’information manquante, elle envoie valser ses bottes.
— C’est bien demain soir, le dîner, hein ?
— Ouais.
Dans la cuisine, Julie lui décoche un grand sourire, une bouteille de bière à la main. Derrière elle, Sarah soulève le couvercle d’un faitout odorant puis s’en écarte aussitôt, le visage rougi par le nuage de vapeur qu’elle vient d’inhaler.
— Et oui, on devait être chez Julie ce soir, explique Sarah en plongeant dans le frigo, mais elle a trouvé que te laisser seule n’était pas très judicieux. J’ai concouru.
Sans cesser de sourire, Julie pousse vers elle le bol de cacahuètes. Sarah lui tend une bière fraîche. Cassie cède.
— Les filles, vous assurez, soupire-t-elle, s’affalant sur un tabouret. Et, Julie, je voulais te dire… à propos de… j’imagine que tout ça doit te paraître un peu…
Impossible. Il est humainement impossible de trouver les bons mots pour s’excuser de faire entrer un tueur en série dans la vie d’une autre. Elle se frotte le front, indécise.
— Laisse tomber, Cassie, réplique l’intéressée, glissant une main sur la sienne. Merci de ce que tu essayes de me dire, mais ce n’est pas nécessaire. On a tous une vie, des amis, des ennemis, un passif et pas mal de casseroles. Je dois avouer que dans ton cas, ça tient plus de la marmite que de la casserole, mais il en faut plus pour me faire fuir. Je suis là parce que j’en ai envie, pas parce que je m’y sens obligée.
— Alors ? Claironne Sarah, appuyée d’une hanche contre la table. Elle est géniale ou quoi ?
Cassie se contente d’un sourire fragile, contemplant avec embarras les doigts étrangers sur les siens. La tendresse, elle ne sait pas gérer. Trop de gentillesse ronge son armure. Mais difficile de s’en dépêtrer sans passer pour une poufiasse, suppose-t-elle en récupérant discrètement ses doigts.
— Quand elle grimace comme ça, raille Sarah, c’est qu’elle est émue. Bravo ma chérie, tu as tapé dans le mille. Bienvenue dans le cercle fermé des témoins du miracle.
Oui, bon. Cassie grimace de plus belle, étendant ses jambes meurtries sur le tabouret voisin.
— Qu’est-ce-que c’est que ça ? S’écrie Sarah.
Cassie sursaute, prise de court, mais Sarah est déjà penchée sur ses mollets et tire le pantalon pour évaluer l’ampleur des dégâts.
— Cassie, qu’est-ce-qui t’es arrivé ? Rien à voir avec…
— Non, rien à voir. Je suis tombée.
— D’où ?
— De la table de Raph. Ne ris pas.
Elle se doute bien de ce qui va suivre. Sarah explose en même temps que Julie, et Cassie laisse avec reconnaissance le rire délier son corps tendu. Sans doute, seule, risque-t-on moins de souffrir. Mais de vivre aussi, alors tant pis.
— Allez, souffle finalement Sarah. Prends ta bière et file sur la terrasse, je te laisse cinq minutes avant de nous expliquer ce qui t’a mis dans cet état.
Sarah la connait trop. Cassie ne se fait pas prier, l’oreille déjà tendue vers les bruissements de ses haies de bambous dans leur jardinières violettes, et à peine ses pieds nus effleurent-ils la fraîcheur des dalles roses que ses épaules se délient, laissant enfin s’évaporer la douleur d’Emilie.
Sa terrasse est magique, et seule Sarah le sait, sourit-elle pour elle-même. A son arrivée en France, elle étouffait. Partout, tout le temps, sauf ici, les yeux collés aux étoiles et la Marlboro vissée aux lèvres. Alors de fil en aiguille, elle a nettoyé, décoré, repeint, retrouvant le souffle au même rythme que sa terrasse, colmatant les fissures du béton au même rythme que les siennes. Il est peu de coups durs, depuis, que sa terrasse magique n’ait pas absorbés.
— Maintenant, accouche, exige Sarah.
Cassie fait demi-tour, rejoignant Sarah et Julie dans les fauteuils dépareillés.
— Bon, soupire-t-elle. Donc De Forest n°1 s’est pointée avec un coquard de la taille de son snobisme, par ma faute selon elle, faut croire que mes dons sont bien plus costauds que je ne le croyais, et particulièrement mesquins. Parce que dans la mesure où ses émotions débordaient de partout, je vous garantis que ce n’est pas un accident.
— T’es sérieuse, là ? L’interrompt Sarah.
— Sur quoi ? Le fait que je pourrais être responsable ? Non. Que ce n’est pas un accident ? Oui. Sa souffrance morale était bien trop démesurée pour avoir roulé une pelle à un lampadaire, et j’ai tout pris en pleine tronche.
— Tu penses qu’elle s’est fait agresser ? Hésite Julie.
— Oui, soupire Cassie, mais par quelqu’un qu’elle connait. Trop de culpabilité. Je pencherais plutôt pour la thèse du petit ami, De Forest n°2 m’a dit qu’elle voyait quelqu’un.
— Et pourquoi j’ai la sensation que tu es aussi en pétard contre De Forest n°2 ? Grimace Sarah.
— Parce que je suis en pétard contre De Forest n°2. Sa voiture était rayée, ce matin. Je viens de comprendre que ce petit con a effacé un dessin sur la vitre arrière avant que je le voie. Je ne sais pas ce que c’était exactement, mais je reconnaitrais l’empreinte entre mille, et je suis à peu près certaine que ce n’était pas un cœur.
Le silence qui s’impose ne lui dit rien de bon, le regard peu rassurant échangé entre Sarah et Julie encore moins. Et face au frisson parcourant la nuque tendue de Cassie, cet étrange prémonition de la douleur à venir, même la terrasse magique ne peut rien.
— D’accord, soupire finalement Sarah en se levant. Vu comme c’est parti, autant te le dire tout de suite.
Le regard sombre, elle disparait dans le salon pour en revenir presque aussitôt avec une enveloppe en kraft enfermée dans un sachet congélation.
— C’était dans la boîte aux lettres, précise-t-elle. Tiens, mets des gants. Les empreintes, on ne sait jamais…
Cassie enfile les gants de cuir que lui tend Sarah, rate un doigt, s’y reprend. Puis extirpe de l’enveloppe un unique document, une photo en noir et blanc. Un salon, un escalier, une rambarde de bois pâle. La lumière. La corde, le regard vide, le corps de Ian.
Il n’y a pas de mots. Rien à dire, rien à faire d’autre que de se plier en deux en attendant que ça passe, que corps et cerveau absorbent le choc, parce que s’il est une chose de vivre avec ce souvenir, le retrouver figé sur papier en est une autre. La tête entre les genoux, Cassie se concentre sur sa nausée. Il ne gagnera pas. Elle ne sera pas malade.
— Cassie, murmure Sarah, lui frottant doucement le dos. Dis-toi que cette photo, c’est la preuve qui te manquait. Il y avait une troisième personne sur les lieux. Ian ne s’est pas suicidé.
Sans un mot, sans se redresser, Cassie tend à Sarah ses mains gantées crispées sur l’immonde photo. Sans un mot, celle-ci dégage ses doigts puis renvoie le document au fond de son enveloppe, l’enveloppe dans son sachet et le sachet dans l’appartement. Alors seulement, Cassie se déplie.
Etonnant. Rien n’a changé. Le ciel est toujours rosé de couchant, les bambous persistent à bruisser, Julie est toujours assise en face d’elle et sa bouteille de bière continue de goutter sur la table en résine. La vie continue, alors.
— Les flics de l’époque diraient que j’ai pris la photo moi-même, siffle-t-elle. Cette photo ne changera rien pour personne.
— Les flics de l’époque, peut-être, objecte Sarah. Pas mon père.
— Ton père est à la retraite. Il ne peut rien faire.
Cassie inspire longuement, deux fois. Vivre. Ne surtout pas se figer. Ne surtout pas penser.
— On va manger ? Lance-t-elle.
— Tu me demandais comment elle avait pu survivre, soupire Sarah en direction de Julie. Voilà comment. Elle enferme, elle repousse jusqu’à ce que ça explose.
—Je ne repousse pas, proteste maladroitement Cassie.
— Appelle Raph.
— Quoi ?
— Que tu ne veuilles pas en parler, que tu refuses de pleurer, je veux bien, tu es comme ça. Mais la douleur est là, et Raph est le seul à pouvoir l’alléger.
— Vous êtes là, et ça me suffit. Raph ne peut rien pour moi, siffle Cassie. Surtout pas après m’avoir menti.
— Tu lui as dit la vérité contrainte et forcée après lui avoir toi-même menti pendant deux semaines. Vous êtes quittes. Maintenant à table, avant que je change d’avis et que je te pousse dans tes retranchements plutôt que de te changer les idées.
Cassie s’enroule dans une serviette avec un soupir de soulagement, essuie la buée sur le miroir et rejette ses lourdes boucles. Elle se sent propre. Elle peut réfléchir avec un minimum de recul. Le problème, c’est qu’avec le recul vient le doute. Il est bien plus facile d’être en colère.
Elle repousse l’odieuse image du corps de Ian pendu dans leur salon, repousse le coquard d’Emilie et le mensonge de Raph. Demain, conclut-elle en s’engouffrant dans son peignoir pour regagner sa chambre. Jamais, au grand jamais, elle ne laissera le son d’une voix masculine perturber ces débuts de nuits cotonneux qu’elle chérit tant. Elle ne l’appellera pas.
A peine a-t-elle refermé la porte que son portable se met à sonner. Elle décroche aussitôt.
— Allo ?
— Tu ne dors pas encore ?
— J’y allais, grince-t-elle, furieuse d’avoir décroché. Tu veux qu’on se prenne la tête direct ou qu’on parle d’abord de ta sœur ?
— Pardon ?
— Le dessin sur ta voiture. Tu comptais m’en parler ?
— Euh…
— C’est bien ce que je pensais. Bonne nuit, Raph.
— Attends ! Laisse-moi une chance de…
—De rien du tout. Mais pour ta sœur, sache qu’elle va mal. Parfois, quand j’ai face à moi des émotions très fortes, je ne peux pas les empêcher de m’envahir. Avec elle, c’était un raz de marée. Humiliation, honte, rage et désespoir. Et ce coquard n’est pas un accident. Bonne nuit.
Un reniflement éloigné, et c’est déjà fichu. Elle se laisse tomber sur le lit et se faufile sous sa couette.
— Pardon, soupire-t-elle, honteuse. C’était naze.
— Ça me rend tellement malade de la voir souffrir sans rien pouvoir faire, murmure-t-il. J’ai presque dû défoncer sa porte, ce soir, pour essayer de la consoler parce que c’est tout ce qu’elle me laisse encore faire. Quant à me dire que quelqu’un a pu la frapper, bon dieu ! Pourquoi ne me dit-elle rien ? Pourquoi me mentir ?
— Qu’a-t-elle dit, exactement ?
— Que tu l’avais agressée.
— Quoi ?
— Je sais bien qu’elle ment, soupire Raph. Mais elle refuse de me parler de son mec. Peut-être est-ce un type du boulot, peut-être plus âgé, ou peut-être a-t-elle besoin d’intimité, mais si c’est lui qui…
Il s’interrompt avec un nouveau reniflement. Cassie lutte contre elle-même. Option une, le laisser en plan comme la garce qu’elle n’est pas. Option deux, tenter de l’aider comme la femme sensible qu’elle refuse d’être.
— J’ai vu sa souffrance, finit-elle par céder. Rien de plus. Je ne sais pas qui l’a frappée, je sais seulement qu’elle a honte, et qu’elle va mal. Raph, je ne suis pas experte quand il s’agit de l’attitude à adopter face à quelqu’un qui souffre. Je suis même presque plus à l’aise dans le rôle du supplicié. Mais si je suis sûre d’une chose, c’est que tu as raison de lui opposer une stabilité à toute épreuve.
Raph ne répond pas. Elle étale ses boucles humides sur l’oreiller, malheureusement consciente du retournement s’opérant en elle et pourtant incapable de raccrocher.
— A l’époque, poursuit-elle, j’ai fini par me retrouver coupée de mes quelques amis restants, entre autres parce qu’ils n’acceptaient pas que je ne veuille pas parler. Je ne dis pas que c’est ce que j’ai fait de mieux, de ne pas extérioriser tout ça. Mais je rêvais d’une présence amicale qui se contente d’être là, même dans les pires moments. Juste savoir… qu’il y a quelqu’un, quelque part, qui t’attend. Quoiqu’il arrive.
— Et Ian ?
— Il remplissait le rôle comme il pouvait, pas comme je le voulais. Il avait besoin de s’éloigner pour ne pas perdre pied. Il ne savait pas… bref, je ne parlais pas de ça pour…
— Je sais. Je profite de la moindre brèche.
Cassie peut presque l’entendre sourire. La façon qu’a le temps de s’étirer, de s’écouler, un infime son de peau frôlant le combiné, probablement la projection de son propre rictus sur la présence invisible à l’autre bout de la ligne. Et là, à cet instant, seuls au milieu de la nuit, leurs oreilles soudées l’une à l’autre, elle ressent entre eux une intimité qui la terrifie.
— Je dois y aller, conclut-elle à la hâte.
— Attends ! Je n’ai pas…
— Bonne nuit, Raph.
— Bonjour, Cassandra.
Elle soupire, se retourne et glisse un bras sous l’oreiller voisin.
— Tu m’as manqué, j’avais presque oublié à quel point c’était bon d’entrer en toi. Tu n’as pas idée du temps qu’il m’a fallu pour pénétrer tes rêves, moi qui déteste perdre du temps ! Comprends-moi bien, je suis ravi que tu t’intéresses enfin à ton don, mais j’ai trop de choses à dire pour tolérer tes accès d’indépendance. Tu es à moi, j’attends que tu te comportes comme telle. Je t’ai manqué ? Je sais que oui. Toi et moi on est pareils, deux moitiés d’un même œuf. Personne ne te comprend, tu es seule, je sais, une coquille vide, un corps affamé mais je serai bientôt là, ma Cassandra ! Huit ans pour te retrouver, tu comprendras que je sois à court de patience. J’ai envie de te toucher. De te sentir. De te prendre. Alors cette fois, on va sauter les étapes intermédiaires. Tu sais ce que j’ai fait hier, Cassandra ? Laisse-moi te raconter, elle est…
Cassie s’éveille en sursaut. Il lui faut de longues minutes pour s’extraire de la nuit noire. Elle serre les dents, serre les poings et vérifie ses verrous relâchés par le sommeil. Puis luttant pied à pied contre le voile de peur sur sa peau glacée, repousse la couette pour se diriger vers la salle de bains. Elle se sent sale. Il lui a toujours fait cet effet.
Ne pas réfléchir à son discours, s’ordonne-t-elle, ouvrant à fond les robinets de la baignoire. Pas maintenant, pas encore. Se concentrer sur l’idée que tout ira bien. Sur l’idée qu’elle trouvera un moyen, n’importe lequel, de venger Ian et toutes les femmes ayant payé de leur vie l’existence de ce salopard.