19
— Avoue que tu te le fais.
— Je n’avoue rien du tout. Dégage.
— Allez, juste à moi. C’est un bon coup ?
— Va t’envoyer la comptable au lieu de me harceler. Et réclame-lui une ristourne, tant que tu y es.
Sylvain éclate de rire, puis se dirige vers la camionnette dans laquelle Jorge est déjà installé. Cassie referme la porte avec un sourire et entame une énième montée d’escalier, après un coup d’œil rapide à sa montre. Pas de temps à perdre, la journée a filé à toute allure. Elle a pu travailler en paix, sans intrusion, sans poids sur l’estomac, sans perte de temps, mais…
Mais que fait-il ? Pourquoi n’a-t-il pas tenté de percer ses défenses depuis samedi ? Que prépare-t-il ? Elle apprécie le calme mais en redoute la rançon. Le chat et la souris, Cassie ! Ne te laisse pas déstabiliser, c’est ce qu’il cherche. Peut-être progresse-t-elle, tout simplement. Elle a bien noté qu’à force de le repousser, ses filtres devenaient plus fiables, plus épais. Oui, peut-être, tente-t-elle de se convaincre, toquant à la cloison de l’atelier.
— Raph ?
— Entre !
Elle fait coulisser un panneau et s’immobilise aussitôt. Elle n’a pas revu l’atelier depuis qu’elle l’a décoré. Or contrairement à sa sœur, Raph s’est approprié le moindre recoin disponible.
Chaque centimètre carré de surface plane disparait sous des piles bancales de feuilles et de magazines. Les panneaux de liège sont couverts de croquis punaisés à coups d’épingles, de stylos ou même de fléchettes, des mugs vides errent à la recherche d’un évier qu’elle aurait manifestement dû prévoir, une paire de chaussettes traîne au creux du fauteuil fauve. A côté duquel, effectivement, une honorable tâche de café s’épanouit sur le tapis neuf. Au beau milieu de tout ça trône Raph, impérial, à cheval sur une chaise qu’il fait rouler vers elle d’une poussée de ses pieds nus, un sourire radieux accompagnant la trainée d’encre sur sa joue. Cassie sent sa gangue se fissurer. Trente secondes, elle a tenu. Saleté d’armure.
— Salut beauté, lance-t-il sur un ton parfaitement clair quant à la direction de ses pensées.
— Salut.
Elle ne sait pas faire ça, se comporter comme... comme s’il était son… son… et puis zut. Elle se mord la joue, agacée. Elle a l’impression d’avoir quinze ans. Et encore, elle était probablement moins empotée à quinze ans.
— Tu comptes venir me dire bonjour ?
Cassie le dévisage enfin, sincèrement surprise.
— Bonjour ? Je t’ai vu ce matin et à midi. Je venais plutôt te dire au revoir.
— Tant pis pour toi, soupire-t-il. Pas de prétexte, ce sera donc à la hussarde.
Une fraction de seconde plus tard, la chaise s’échoue dans une ultime glissade contre le bureau et le tapis de journaux amortit l’atterrissage de Cassie sur la table.
Lorsqu’elle refait surface, approvisionnant ses poumons d’air frais avec avidité, elle est étendue sur Raph, lui-même étalé sur le matelas de journaux, pour sa part répandu sur le tapis. Un pittoresque bleu teinte peu à peu sa hanche et sa progéniture lui décore les jambes, probablement rien en comparaison de ce qu’a dû récolter Raph en amortissant leur chute de la table. Table qui, si elle est toujours vaillante sur ses quatre pieds, a reculé d’un bon mètre. Cassie prend note de féliciter son fournisseur quant à la stabilité du modèle.
— Tu es redoutable, souffle-t-elle.
Elle relève la tête, repousse ses cheveux et tombe sur le sourire satisfait de l’homme qui lui sert de socle.
— Pourquoi redoutable ?
— Parce que je venais vraiment te dire au revoir, et que je n’avais pas du tout l’intention de… zut ! Peste-t-elle en consultant sa montre.
— Tu as rendez-vous avec quelqu’un ?
Cassie l’observe à la dérobée. Voilà qu’il est jaloux, maintenant. Elle le taquinerait volontiers si le risque d’atterrir sur des histoires d’exclusivité n’était pas si grand.
— Je ne veux pas être là quand ta sœur rentre, réplique-t-elle prudemment. Pas la peine de jeter de l’huile sur le feu.
— Et si on jetait de l’huile ailleurs que sur le feu ?
— Lâche mes fesses que je m’habille, pervers.
— Qu’est-ce-que j’y gagne ?
— La pipe du siècle, mais pas ce soir.
— Ta parole tiendra lieu de contrat.
Les mains glissent sur le côté, et Cassie se relève avec une grimace. Sa hanche n’est pas la seule à avoir bénéficié d’un contact brutal avec le sol lors de leur chute. Elle enfile à la hâte sous-vêtements, pantalon pervenche et tunique corail.
— Laisse tomber, déclare-t-elle en se rasseyant pour enfiler ses chaussettes. Vu l’heure, je vais prendre le métro.
— Cassie, pour prendre le métro tu vas devoir marcher quinze minutes jusqu’au RER qui à cette heure-ci, passe toutes les vingt minutes, et il y a bien dix stations avant le métro le plus proche. Tu vas mettre deux heures à rentrer. Je ne peux pas laisser Emilie ce soir, mais…
Il se penche pour fouiller dans la poche de son pantalon échoué un peu plus loin, offrant à Cassie une vue panoramique sur sa carrosserie.
— Tiens, ordonne-t-il en se redressant, une clé accrochée à un vaisseau spatial miniature au bout des doigts. Tu prends ma voiture.
— Je…
— Ne commence pas, grogne-t-il. Tu as promis d’être sur tes gardes, ce qui selon moi exclut deux heures de trajet depuis le fond de la banlieue dans des trains vides. Et c’est ça ou je te raccompagne.
Cassie se renfrogne. S’il n’avait pas raison, tout ça ressemblerait fort à une intolérable ingérence dans sa vie privée. Sans compter que les vibrations de bonheur de son corps rassasié atténuent grandement l’impact de l’ingérence.
— D’accord, marmonne-t-elle. Mais tu commences à me courir sur le haricot, avec tes ordres.
— Désolé, concède-t-il avec un sourire démentant irrémédiablement son propos. Parce que ce n’est pas fini, j’ai encore un…
— Raph, je dois y aller !
— Une minute ! Ma sœur ne va pas te manger.
— Je t’écoute, soupire-t-elle. Mais dépêche-toi.
— Charmant. Bon. Ce type qui te poursuit, ça me flanque à la fois la chair de poule et une rage pas possible. Je ne sais pas quoi en faire. Et je ne peux pas attendre tranquillement qu’il s’en prenne à toi.
— Raph…
— Attends avant de paniquer ! J’ai un contact, à Londres, par qui je peux récupérer une copie des dossiers d’enquête.
Raph retient son souffle. Assis en tailleur à même le tapis, il se sent subitement très nu. En face de lui dans la même position, mais décente, Cassie reste muette.
— Tout ce que je te demande, explique-t-il en enfilant son tee-shirt, c’est de m’autoriser à les consulter. J’aimerais comprendre, voir si après tout ce temps, vu sous un autre angle, je ne sais pas… ça ne servira probablement qu’à me faire oublier mon impuissance, mais c’est toujours ça de pris.
— Pourquoi tu veux mon autorisation ? Interroge-t-elle en repoussant ses cheveux, un pied battant le plancher.
— Parce qu’à ta place, j’apprécierais qu’on me consulte avant. C’est ton histoire. Si je mets le nez dedans, je veux que tu sois d’accord avec ça.
— Et comment comptes-tu récupérer ces dossiers ?
— Un vieux pote habitant à Londres. Il est marié à une inspectrice aux homicides, très compréhensive tant que je reste discret, et à l’étranger. J’ai déjà fait appel à elle pour la documentation de mon roman. Je l’ai contactée ce matin. Elle peut avoir accès au dossier.
Cassie hausse les épaules, le visage impassible mais trahie par son pied botté sur le plancher. Raph croise les doigts.
— D’accord, consent-elle finalement. Si jamais ça peut faire avancer quelque chose, je ne peux pas me permettre de refuser, et je ne suis pas certaine d’avoir le courage de le lire moi-même. Mais si tu y trouves quelque chose, tu me le dis.
Au temps pour la confiance. Raph se lève d’un bond et attrape son jean, terriblement vexé.
— Je n’ai pas l’intention de vendre le scoop à la presse, siffle-t-il. Les mensonges, c’est ton domaine, pas le mien.
Cassie hésite un instant, plus surprise qu’insultée. Raph en colère, c’est nouveau.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, je… je n’ai jamais vu ces dossiers. Je ne sais pas ce qu’ils contiennent, et…
Et elle a honte de son passé, conclut-elle pour elle-même.
— Bref, peu importe. J’ai un service à te demander.
— Tout ce que tu veux, sourit-il aussitôt.
Elle n’y comprend rien. Elle lui réclame un service, et ça le rend heureux.
— Tu pourrais me procurer une arme ? Souffle-t-elle.
Les doigts de Raph se figent sur les boutons de son jean. Il la détaille sans un mot, sourcils froncés, et elle regrette aussitôt son impulsion idiote.
— C’est bête, explique-t-elle, mais j’ai besoin de me sentir protégée. Prête. Je ne sais pas comment… je me sentirais plus tranquille, c’est tout.
— Cassie, on n’achète pas un flingue comme ça.
— Alors un couteau, une matraque, je ne sais pas, moi ! Juste quelque chose qui me rappelle que je ne suis pas seule.
— Tu n’es pas seule. Je suis là.
Et paf. Encore vexé. Bon sang, que c’est compliqué !
— Je sais. Mais c’est juste…
— Je vais voir ce que je peux faire, soupire-t-il, plongeant les mains dans ses poches. Je comprends, même si ça ne me plait pas. Mais je te préviens tout de suite, je ne cache pas de trafiquant d’armes dans mon carnet d’adresses. Ce sera légal.
— Merci, murmure-t-elle, soulagée. Bon, j’y vais.
Déjà debout, elle glisse sa besace à son épaule, se détourne et coulisse la cloison. Raph la rattrape d’un bond, le regard sombre. Qu’a-t-elle bien pu faire, cette fois ?
— Dans mon monde, marmonne-t-il en l’attrapant par la nuque, on dit au revoir.
Il l’embrasse avec une tendresse telle qu’elle en papillonne des cils, puis la pousse dans le couloir et referme la cloison derrière elle. Elle y demeure immobile de longues secondes avant d’entamer la descente. Même Ian n’avait pas le pouvoir de faire valser sa petite culotte d’un simple regard. Si un quelconque sentiment venait à s’y ajouter, elle serait dans une sacrée panade. Heureusement, conclut-elle en franchissant le seuil de la maison, Cassie Willis n’a pas de sentiments.
— Cassandra.
Elles ne se sont pas croisées depuis le dimanche précédent. Cassie grimace un sourire, douchée par l’absence totale d’amabilité, même glacée, de son vis-à-vis.
— Emilie, répond-elle calmement.
Emilie claque la portière de sa voiture, le visage à moitié dissimulé sous son brushing luisant. Allez, Cassie. Cordiale et professionnelle.
— Le paysagiste vient demain, annonce-t-elle en s’approchant. Si vous voulez…
— Non.
— Je...
— Pas maintenant, Cassandra.
Un minimum, bon dieu ! Lui bloquant résolument le passage, Cassie s’applique à saisir le regard fuyant d’Emilie.
— Ecoutez, je sais qu’on est parties sur un mauvais pied, toutes les deux, mais il faut…
— Je n’ai pas le temps.
Emilie tente de contourner Cassie, qui sent la moutarde lui monter sérieusement au nez. Il est temps de régler cette histoire, décide-t-elle en lui effleurant le bras.
— Une minute ! Exige-t-elle. Ça commence à…
Emilie recule comme si elle l’avait brûlée. Dans le mouvement, le brushing s’envole. Et bien que son visage obstinément penché ne l’expose pas au soleil couchant, Cassie a largement le temps d’apercevoir son œil gonflé et cerné de violet.
— Merde alors ! Mais qu’est-ce-qui vous est arrivé ?
— Ce ne sont pas vos affaires.
Les yeux gris d’Emilie s’embuent. Cassie calfeutre les fuites. Elle a beau faire attention, les émotions trop fortes s’infiltrent toujours par les interstices.
— Emilie ! Attendez. Tout va bien ?
Les épaules se redressent, le brushing a déjà repris sa place sur la joue blessée. Mais l’envahissante énergie d’Emilie ne recule pas d’un pouce.
— Partez.
— Emilie, si je peux…
— Non.
— Est-ce-que quelqu’un…
— Non ! Je suis tombée. Maintenant, dégagez.
Cassie recule d’un pas. Elle ment. Un œil au beurre noir récolté lors d’une simple chute fait mal au corps, pas au cœur, pas comme ça, pas au point de pulser contre ses tempes en une lourde marée jaune. Hors de question, toutefois, de fouiller l’empreinte de la sœur de Raph. Elle se blinde du mieux qu’elle peut.
— Emilie, poursuit-elle doucement, si quelqu’un vous a fait ça, il faut que vous en parliez. A Raph, ou…
— Mais vous allez me foutre la paix, à la fin ?
Les larmes d’Emilie débordent, décuplant la fureur de leur propriétaire et le malaise de Cassie qui la regarde avancer vers elle, joues inondées et regard étincelant de rage.
— C’est votre faute ! Hurle-t-elle sans plus aucun contrôle, s’immobilisant à quelques centimètres de son visage. Tout, tout est votre faute, depuis le début !! Laissez mon frère tranquille, dégagez de chez moi et contentez-vous de faire votre boulot, plutôt que d’offrir votre cul au premier venu ! Sale petite…
— Emilie !
Une voix glaciale dans l’air du soir. Emilie rabat son brushing et se détourne en essuyant sa joue indemne.
— Raph, murmure-t-elle à son frère dressé sur le perron.
Cassie s’enfuit, une fois de plus. La dernière salve décochée par Emilie a brisé ses verrous, la submergeant en une nappe épaisse de haine et de souffrance. Elle trébuche, recule jusqu’à la voiture de Raph, s’y engouffre avec fracas. Et de ses verrous forcés, perçoit la présence noire flottant toujours autour du véhicule.
— Je n’avoue rien du tout. Dégage.
— Allez, juste à moi. C’est un bon coup ?
— Va t’envoyer la comptable au lieu de me harceler. Et réclame-lui une ristourne, tant que tu y es.
Sylvain éclate de rire, puis se dirige vers la camionnette dans laquelle Jorge est déjà installé. Cassie referme la porte avec un sourire et entame une énième montée d’escalier, après un coup d’œil rapide à sa montre. Pas de temps à perdre, la journée a filé à toute allure. Elle a pu travailler en paix, sans intrusion, sans poids sur l’estomac, sans perte de temps, mais…
Mais que fait-il ? Pourquoi n’a-t-il pas tenté de percer ses défenses depuis samedi ? Que prépare-t-il ? Elle apprécie le calme mais en redoute la rançon. Le chat et la souris, Cassie ! Ne te laisse pas déstabiliser, c’est ce qu’il cherche. Peut-être progresse-t-elle, tout simplement. Elle a bien noté qu’à force de le repousser, ses filtres devenaient plus fiables, plus épais. Oui, peut-être, tente-t-elle de se convaincre, toquant à la cloison de l’atelier.
— Raph ?
— Entre !
Elle fait coulisser un panneau et s’immobilise aussitôt. Elle n’a pas revu l’atelier depuis qu’elle l’a décoré. Or contrairement à sa sœur, Raph s’est approprié le moindre recoin disponible.
Chaque centimètre carré de surface plane disparait sous des piles bancales de feuilles et de magazines. Les panneaux de liège sont couverts de croquis punaisés à coups d’épingles, de stylos ou même de fléchettes, des mugs vides errent à la recherche d’un évier qu’elle aurait manifestement dû prévoir, une paire de chaussettes traîne au creux du fauteuil fauve. A côté duquel, effectivement, une honorable tâche de café s’épanouit sur le tapis neuf. Au beau milieu de tout ça trône Raph, impérial, à cheval sur une chaise qu’il fait rouler vers elle d’une poussée de ses pieds nus, un sourire radieux accompagnant la trainée d’encre sur sa joue. Cassie sent sa gangue se fissurer. Trente secondes, elle a tenu. Saleté d’armure.
— Salut beauté, lance-t-il sur un ton parfaitement clair quant à la direction de ses pensées.
— Salut.
Elle ne sait pas faire ça, se comporter comme... comme s’il était son… son… et puis zut. Elle se mord la joue, agacée. Elle a l’impression d’avoir quinze ans. Et encore, elle était probablement moins empotée à quinze ans.
— Tu comptes venir me dire bonjour ?
Cassie le dévisage enfin, sincèrement surprise.
— Bonjour ? Je t’ai vu ce matin et à midi. Je venais plutôt te dire au revoir.
— Tant pis pour toi, soupire-t-il. Pas de prétexte, ce sera donc à la hussarde.
Une fraction de seconde plus tard, la chaise s’échoue dans une ultime glissade contre le bureau et le tapis de journaux amortit l’atterrissage de Cassie sur la table.
Lorsqu’elle refait surface, approvisionnant ses poumons d’air frais avec avidité, elle est étendue sur Raph, lui-même étalé sur le matelas de journaux, pour sa part répandu sur le tapis. Un pittoresque bleu teinte peu à peu sa hanche et sa progéniture lui décore les jambes, probablement rien en comparaison de ce qu’a dû récolter Raph en amortissant leur chute de la table. Table qui, si elle est toujours vaillante sur ses quatre pieds, a reculé d’un bon mètre. Cassie prend note de féliciter son fournisseur quant à la stabilité du modèle.
— Tu es redoutable, souffle-t-elle.
Elle relève la tête, repousse ses cheveux et tombe sur le sourire satisfait de l’homme qui lui sert de socle.
— Pourquoi redoutable ?
— Parce que je venais vraiment te dire au revoir, et que je n’avais pas du tout l’intention de… zut ! Peste-t-elle en consultant sa montre.
— Tu as rendez-vous avec quelqu’un ?
Cassie l’observe à la dérobée. Voilà qu’il est jaloux, maintenant. Elle le taquinerait volontiers si le risque d’atterrir sur des histoires d’exclusivité n’était pas si grand.
— Je ne veux pas être là quand ta sœur rentre, réplique-t-elle prudemment. Pas la peine de jeter de l’huile sur le feu.
— Et si on jetait de l’huile ailleurs que sur le feu ?
— Lâche mes fesses que je m’habille, pervers.
— Qu’est-ce-que j’y gagne ?
— La pipe du siècle, mais pas ce soir.
— Ta parole tiendra lieu de contrat.
Les mains glissent sur le côté, et Cassie se relève avec une grimace. Sa hanche n’est pas la seule à avoir bénéficié d’un contact brutal avec le sol lors de leur chute. Elle enfile à la hâte sous-vêtements, pantalon pervenche et tunique corail.
— Laisse tomber, déclare-t-elle en se rasseyant pour enfiler ses chaussettes. Vu l’heure, je vais prendre le métro.
— Cassie, pour prendre le métro tu vas devoir marcher quinze minutes jusqu’au RER qui à cette heure-ci, passe toutes les vingt minutes, et il y a bien dix stations avant le métro le plus proche. Tu vas mettre deux heures à rentrer. Je ne peux pas laisser Emilie ce soir, mais…
Il se penche pour fouiller dans la poche de son pantalon échoué un peu plus loin, offrant à Cassie une vue panoramique sur sa carrosserie.
— Tiens, ordonne-t-il en se redressant, une clé accrochée à un vaisseau spatial miniature au bout des doigts. Tu prends ma voiture.
— Je…
— Ne commence pas, grogne-t-il. Tu as promis d’être sur tes gardes, ce qui selon moi exclut deux heures de trajet depuis le fond de la banlieue dans des trains vides. Et c’est ça ou je te raccompagne.
Cassie se renfrogne. S’il n’avait pas raison, tout ça ressemblerait fort à une intolérable ingérence dans sa vie privée. Sans compter que les vibrations de bonheur de son corps rassasié atténuent grandement l’impact de l’ingérence.
— D’accord, marmonne-t-elle. Mais tu commences à me courir sur le haricot, avec tes ordres.
— Désolé, concède-t-il avec un sourire démentant irrémédiablement son propos. Parce que ce n’est pas fini, j’ai encore un…
— Raph, je dois y aller !
— Une minute ! Ma sœur ne va pas te manger.
— Je t’écoute, soupire-t-elle. Mais dépêche-toi.
— Charmant. Bon. Ce type qui te poursuit, ça me flanque à la fois la chair de poule et une rage pas possible. Je ne sais pas quoi en faire. Et je ne peux pas attendre tranquillement qu’il s’en prenne à toi.
— Raph…
— Attends avant de paniquer ! J’ai un contact, à Londres, par qui je peux récupérer une copie des dossiers d’enquête.
Raph retient son souffle. Assis en tailleur à même le tapis, il se sent subitement très nu. En face de lui dans la même position, mais décente, Cassie reste muette.
— Tout ce que je te demande, explique-t-il en enfilant son tee-shirt, c’est de m’autoriser à les consulter. J’aimerais comprendre, voir si après tout ce temps, vu sous un autre angle, je ne sais pas… ça ne servira probablement qu’à me faire oublier mon impuissance, mais c’est toujours ça de pris.
— Pourquoi tu veux mon autorisation ? Interroge-t-elle en repoussant ses cheveux, un pied battant le plancher.
— Parce qu’à ta place, j’apprécierais qu’on me consulte avant. C’est ton histoire. Si je mets le nez dedans, je veux que tu sois d’accord avec ça.
— Et comment comptes-tu récupérer ces dossiers ?
— Un vieux pote habitant à Londres. Il est marié à une inspectrice aux homicides, très compréhensive tant que je reste discret, et à l’étranger. J’ai déjà fait appel à elle pour la documentation de mon roman. Je l’ai contactée ce matin. Elle peut avoir accès au dossier.
Cassie hausse les épaules, le visage impassible mais trahie par son pied botté sur le plancher. Raph croise les doigts.
— D’accord, consent-elle finalement. Si jamais ça peut faire avancer quelque chose, je ne peux pas me permettre de refuser, et je ne suis pas certaine d’avoir le courage de le lire moi-même. Mais si tu y trouves quelque chose, tu me le dis.
Au temps pour la confiance. Raph se lève d’un bond et attrape son jean, terriblement vexé.
— Je n’ai pas l’intention de vendre le scoop à la presse, siffle-t-il. Les mensonges, c’est ton domaine, pas le mien.
Cassie hésite un instant, plus surprise qu’insultée. Raph en colère, c’est nouveau.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, je… je n’ai jamais vu ces dossiers. Je ne sais pas ce qu’ils contiennent, et…
Et elle a honte de son passé, conclut-elle pour elle-même.
— Bref, peu importe. J’ai un service à te demander.
— Tout ce que tu veux, sourit-il aussitôt.
Elle n’y comprend rien. Elle lui réclame un service, et ça le rend heureux.
— Tu pourrais me procurer une arme ? Souffle-t-elle.
Les doigts de Raph se figent sur les boutons de son jean. Il la détaille sans un mot, sourcils froncés, et elle regrette aussitôt son impulsion idiote.
— C’est bête, explique-t-elle, mais j’ai besoin de me sentir protégée. Prête. Je ne sais pas comment… je me sentirais plus tranquille, c’est tout.
— Cassie, on n’achète pas un flingue comme ça.
— Alors un couteau, une matraque, je ne sais pas, moi ! Juste quelque chose qui me rappelle que je ne suis pas seule.
— Tu n’es pas seule. Je suis là.
Et paf. Encore vexé. Bon sang, que c’est compliqué !
— Je sais. Mais c’est juste…
— Je vais voir ce que je peux faire, soupire-t-il, plongeant les mains dans ses poches. Je comprends, même si ça ne me plait pas. Mais je te préviens tout de suite, je ne cache pas de trafiquant d’armes dans mon carnet d’adresses. Ce sera légal.
— Merci, murmure-t-elle, soulagée. Bon, j’y vais.
Déjà debout, elle glisse sa besace à son épaule, se détourne et coulisse la cloison. Raph la rattrape d’un bond, le regard sombre. Qu’a-t-elle bien pu faire, cette fois ?
— Dans mon monde, marmonne-t-il en l’attrapant par la nuque, on dit au revoir.
Il l’embrasse avec une tendresse telle qu’elle en papillonne des cils, puis la pousse dans le couloir et referme la cloison derrière elle. Elle y demeure immobile de longues secondes avant d’entamer la descente. Même Ian n’avait pas le pouvoir de faire valser sa petite culotte d’un simple regard. Si un quelconque sentiment venait à s’y ajouter, elle serait dans une sacrée panade. Heureusement, conclut-elle en franchissant le seuil de la maison, Cassie Willis n’a pas de sentiments.
— Cassandra.
Elles ne se sont pas croisées depuis le dimanche précédent. Cassie grimace un sourire, douchée par l’absence totale d’amabilité, même glacée, de son vis-à-vis.
— Emilie, répond-elle calmement.
Emilie claque la portière de sa voiture, le visage à moitié dissimulé sous son brushing luisant. Allez, Cassie. Cordiale et professionnelle.
— Le paysagiste vient demain, annonce-t-elle en s’approchant. Si vous voulez…
— Non.
— Je...
— Pas maintenant, Cassandra.
Un minimum, bon dieu ! Lui bloquant résolument le passage, Cassie s’applique à saisir le regard fuyant d’Emilie.
— Ecoutez, je sais qu’on est parties sur un mauvais pied, toutes les deux, mais il faut…
— Je n’ai pas le temps.
Emilie tente de contourner Cassie, qui sent la moutarde lui monter sérieusement au nez. Il est temps de régler cette histoire, décide-t-elle en lui effleurant le bras.
— Une minute ! Exige-t-elle. Ça commence à…
Emilie recule comme si elle l’avait brûlée. Dans le mouvement, le brushing s’envole. Et bien que son visage obstinément penché ne l’expose pas au soleil couchant, Cassie a largement le temps d’apercevoir son œil gonflé et cerné de violet.
— Merde alors ! Mais qu’est-ce-qui vous est arrivé ?
— Ce ne sont pas vos affaires.
Les yeux gris d’Emilie s’embuent. Cassie calfeutre les fuites. Elle a beau faire attention, les émotions trop fortes s’infiltrent toujours par les interstices.
— Emilie ! Attendez. Tout va bien ?
Les épaules se redressent, le brushing a déjà repris sa place sur la joue blessée. Mais l’envahissante énergie d’Emilie ne recule pas d’un pouce.
— Partez.
— Emilie, si je peux…
— Non.
— Est-ce-que quelqu’un…
— Non ! Je suis tombée. Maintenant, dégagez.
Cassie recule d’un pas. Elle ment. Un œil au beurre noir récolté lors d’une simple chute fait mal au corps, pas au cœur, pas comme ça, pas au point de pulser contre ses tempes en une lourde marée jaune. Hors de question, toutefois, de fouiller l’empreinte de la sœur de Raph. Elle se blinde du mieux qu’elle peut.
— Emilie, poursuit-elle doucement, si quelqu’un vous a fait ça, il faut que vous en parliez. A Raph, ou…
— Mais vous allez me foutre la paix, à la fin ?
Les larmes d’Emilie débordent, décuplant la fureur de leur propriétaire et le malaise de Cassie qui la regarde avancer vers elle, joues inondées et regard étincelant de rage.
— C’est votre faute ! Hurle-t-elle sans plus aucun contrôle, s’immobilisant à quelques centimètres de son visage. Tout, tout est votre faute, depuis le début !! Laissez mon frère tranquille, dégagez de chez moi et contentez-vous de faire votre boulot, plutôt que d’offrir votre cul au premier venu ! Sale petite…
— Emilie !
Une voix glaciale dans l’air du soir. Emilie rabat son brushing et se détourne en essuyant sa joue indemne.
— Raph, murmure-t-elle à son frère dressé sur le perron.
Cassie s’enfuit, une fois de plus. La dernière salve décochée par Emilie a brisé ses verrous, la submergeant en une nappe épaisse de haine et de souffrance. Elle trébuche, recule jusqu’à la voiture de Raph, s’y engouffre avec fracas. Et de ses verrous forcés, perçoit la présence noire flottant toujours autour du véhicule.