13
Cassie glisse un coup d’œil déçu à son plateau. Elle s’est donné du mal, pourtant. Elle a soigné la présentation, assemblé des brochettes melon-jambon ou fromage-tomate, épluché des carottes et disposé le tout sur des assiettes à pois. Le visuel est appétissant, mais le miracle n’a pas lieu. Elle ne peut rien avaler.
Samedi.
La cordelette sur son oreiller venait de chez Lionel et Valérie.
Samedi !
Il a appris qu’elle fêtait son anniversaire, ne restait qu’à attendre, suivre Lionel et Valérie, ou Mag, se glisser au milieu d’un groupe, envahir son intérieur, souiller son cocon.
Samedi.
Il sait où elle habite.
Elle soupire, repoussant ses cheveux humides pour mieux se blottir sous son sweat-shirt gris. Tous les ingrédients sont là. La télévision ronronne, les lumières ruissellent, les bougies étincèlent. Ses orteils sont recroquevillés dans d’épaisses chaussettes de peluche rose, son derrière pelotonné dans un short en jersey violet, une averse retentissante tambourine même sur les fenêtres.
Et pourtant, ce soir, elle vendrait un rein pour la présence de Sarah. Parce que l’écharde s’agite dans sa chair, parce que le trou béant laissé par ses parents n’est compensé par rien ni personne. Parce que c’est elle face à elle-même, seule au monde, encombrée de néant, et que ça n’a rien de plaisant.
Elle fait lentement tournoyer le liquide pourpre dans son verre, sans la moindre envie de le goûter. Peut-être n’aurait-elle pas dû vérifier les résidus d’empreinte devant chez elle, mais elle avait besoin de voir, de savoir, de se tester. Il est venu, et pas qu’une fois. L’immeuble est ligoté de traces sombres, épaisses, la plus fine s’’insinuant jusque chez elle, droit vers la chambre. Elle repose son verre avec une grimace de dégoût. Ces filaments opaques alanguis sur ses meubles lui ont fait presque autant d’effet que la cordelette elle-même. Stimulée par la rage, elle a découvert avec surprise pouvoir faire éclore sa propre couleur jusqu’à en emplir le moindre recoin et a achevé sa séance aussi épuisée que sidérée par sa méconnaissance d’elle-même.
Elle se frotte les sourcils et étend les pieds sur la table basse, agacée. Stop, Cassie. Oublie. Elle tente de s’intéresser au film, hésite à fermer les rideaux, baisse le son pour entendre la pluie, ouvre un livre et le referme. Quand la sonnerie retentit, elle regrette amèrement d’avoir arrêté de fumer.
Partagée entre le besoin de voir quelqu’un et l’envie de ne voir personne d’autre que Sarah, Cassie s’extirpe du canapé. Vingt et une heures. Pas une heure pour les visites de courtoisie, et Sarah ne sonne jamais..
— Qui c’est ? Aboie-t-elle en direction de la porte.
— Raph.
Raph ?
— Qu’est-ce-que tu fais là ?
— J’ai besoin de te parler.
— Il est tard.
— Cassie, ouvre cette porte si tu ne veux pas que je campe toute la nuit sur le palier ! Je te jure que je ne partirai pas avant d’avoir dit ce que j’ai à dire.
Cassie débloque le verrou. Il est temps de le faire dégager de sa vie une bonne fois pour toutes.
Bon sang, mais d’où sort-il ce regard de chien battu ? Il est craquant. C’est indécent. Elle le laisse s’insinuer dans le couloir, claque la porte, puis referme le verrou et retourne s’assoir sur le canapé, prête à en découdre.
Elle ne va pas lui faciliter la tâche, donc. Raph se déchausse, secoue ses cheveux trempés et accroche sa veste avant de la rejoindre dans le salon.
Il la découvre repliée sur un canapé de la même couleur que son short qui ne cache pas grand-chose, d’affreuses chaussettes roses aux pieds, l’épaule dépassant d’une informe chose grise, ses boucles d’un roux rendu plus sombre par l’humidité dégoulinant dans son dos. Elle est craquante. C’est indécent. Et pour ne rien arranger, elle embaume la fraise jusqu’ici. Il lâche son enveloppe sur la table basse, se dirige vers la cuisine et puisqu’elle ne le fera probablement pas, fouille jusqu’à trouver un verre.
— Fais comme chez toi, surtout, marmonne Cassie sans se retourner.
— Pourquoi, tu allais m’en proposer ?
— Non.
— C’est bien ce que je pensais.
Il regagne le salon et se laisse tomber sur le fauteuil-club, évitant de justesse une explosion de vin sur le cuir moutarde.
— A la tienne.
— Tu comptes m’expliquer ce que tu fais là, ou je suis censée fournir aussi le dîner ?
Tout ça va se dérouler dans la douleur, apparemment. Raph soupire et repose son verre, résigné. Un coup sec, la technique du sparadrap. Il récupère son enveloppe sur la table et lui tend les documents qu’elle contient.
Cassie pose les yeux sur la première feuille pour y découvrir son visage, caché derrière de grosses lunettes noires, sous un gros titre racoleur beaucoup trop familier. Elle se sent pâlir. La suite ne fait que confirmer. Des articles mensongers, des calomnies sans fin, quelques mauvais clichés de Ian. La fange de son passé.
A la simple idée que Raph connaisse cette part de sa vie, à l’idée de retrouver dans ses yeux l’image de celle qu’elle n’est plus, son corps se rebelle violemment.
Raph savait ce qu’il allait lui infliger. Il s’attendait à l’évanouissement des taches de rousseur, aux mâchoires crispées, aux épaules raidies, à la guerre civile dans les émeraudes. Oui, il s’y est préparé, il peut l’endurer. En revanche, il ne s’attendait pas à la voir partir en courant.
Stupéfait, il la suit jusqu’à ce qu’elle lui claque la porte de la salle de bains au nez. Les sons traversant le battant laissent peu de doute quant à l’impact de sa méthode sur l’estomac de Cassie. Il retourne s’assoir au salon, consterné, et bannit de son avenir la technique du sparadrap.
S’essuyant le menton d’une main tremblante, Cassie tire la chasse d’eau et se lave les dents avec application, bien consciente que la réalité l’attend derrière la porte. Plus de dérobade possible. Il ne lui laisse pas le choix. Parce que laisser quiconque croire aux mensonges de la presse est pire que de raconter la vérité.
Elle inspire à fond, rouvre la porte et sans un regard pour le salon, file droit dans la cuisine. Deux tasses, un plateau, une théière et une bouilloire, trois minutes de répit supplémentaires. Après avoir versé l’eau chaude sur les feuilles, elle se force à dévisager son assaillant. Perché sur le bord de son fauteuil, incongru sur le cuir moutarde, il semble se retenir à grand-peine de se précipiter vers elle. Il s’inquiète, ce dont elle ne sait que faire. Sur un dernier soupir, elle se blinde du mieux qu’elle peut et le rejoint avec le plateau.
— Cassie ? Ça va ?
— Ça va, marmonne-t-elle.
Elle se cale au fond du canapé. Aussitôt, Raph remplit l’un des mugs avant de lui tendre.
— Merci.
— Ecoute, je… je suis désolé, je n’avais pas … je ne voulais pas te rendre malade, et au sens propre, en plus.
Pas le courage de sourire. Elle grimace. C’est le mieux qu’elle puisse faire, puisqu’elle ne peut ni hurler, ni s’enfuir en courant. Ni se rouler en boule dans un coin, et ce serait bien, pourtant, de se rouler en boule.
— Juste une mise au point, ajoute-t-il. Je n’ai pas fouillé dans ta vie. Je vais être honnête, j’en avais l’intention, mais je n’en ai même pas eu l’occasion. Avec mon nouvel atelier, je me suis remis au boulot sur mon roman. Or il se trouve qu’au milieu des archives dans lesquelles je me replonge en ce moment, il y avait… ça, grince-t-il, pointant les documents étalés sur la table. Je t’avoue que ça m’a fait un choc. Il est d’ailleurs possible que j’aie renversé du café sur mon beau tapis tout neuf.
Cassie grimace à nouveau.
— Il fallait que je te voie, souffle-t-il.
— Pourquoi ? Si tu connais déjà toute l’histoire, qu’est-ce-que tu attends de moi ?
Il la contemple par-dessus son verre de vin, elle le guette derrière son mug de thé.
— Ta version. J’aimerais avoir ta version.
Cassie repose sa nuque sur le dossier et ferme les yeux. Entre toutes les réponses possibles, il a choisi la seule qu’elle ne peut pas rejeter. Il est temps. Reste à prier pour que son estomac tienne le choc.
— Je ne sais pas par où commencer, murmure-t-elle.
Raph relâche son souffle. Avec Cassie, coupez le mauvais fil et tout explose. Si bien que quand par hasard, il choisit le bon, il en a des sueurs froides de peur rétrospective.
— Parle-moi de ton mari, suggère-t-il.
— Ian…
Le visage de Cassie s’éclaire sous ses paupières closes, submergeant Raph d’une bouffée de jalousie aussi brusque qu’inattendue. Jaloux d’un mort qui sait éclairer le visage de Cassie. Lamentable, et pourtant véridique.
— Je l’ai rencontré à l’université, glisse-t-elle. J’étudiais la littérature.
— La littérature ?
— Oui, rien à voir avec les couleurs. Ma mère était très discrète avec ses dons, mais elle les assumait sans problème. Moi, non. Ça a commencé à la puberté, et ça faisait beaucoup à gérer à un âge où on a des préoccupations bien plus terre à terre.
— Comment ça a commencé ?
— Petit à petit. Par flashs, des halos autour des gens, de plus en plus souvent, et bientôt, partout et tout le temps. J’avais douze ans. J’ai attendu trois semaines pour en parler à mes parents, largement de quoi passer pour une folle à l’école et perdre toute bribe de confiance en moi.
— Ta mère ne t’avait pas prévenue ?
— Pas un mot. Avant ça, je ne savais rien de ses dons. C’est comme pour les premières règles, elle était de celles qui en parlent une fois que c’est arrivé.
Elle rouvre enfin les yeux, redresse la tête et repousse ses boucles.
— Pendant longtemps, confie-t-elle, je n’ai pas maitrisé grand-chose. Je subissais. Alors non, je n’aimais pas ma « différence », comme disait ma mère, je ne voulais même pas en entendre parler, et choisir des études en rapport ne m’a même pas effleuré l’esprit.
— Comment ça, tu ne maîtrisais pas ? Tu lisais les couleurs de tout le monde ?
— Disons que je me contentais de regarder ailleurs au lieu de fermer la porte. Résultat, à la moindre baisse d’attention, ça débordait de partout. C’était assez… compliqué, mais je me suis habituée. Je ne savais pas me verrouiller comme je le fais maintenant.
— Ta mère ne t’a pas appris ?
— Elle a essayé. Je me braquais dès qu’elle abordait le sujet. Je refusais d’en parler, j’essayais de ne pas y penser, ce qui était impossible, donc je ne gérais rien, ce que je ne voulais surtout pas avouer. Si j’avais écouté ma mère, j’aurais gagné du temps et des bleus à l’âme. Tu as faim ?
— Bien tentée, la diversion. Plus tard.
Elle se rembrunit, le regard lourd.
— Cassie, détends-toi, soupire-t-il. Je n’attends rien, je ne juge rien, je veux juste… savoir.
Le sourire en coin qu’elle lui décoche entame sérieusement sa résolution. Des yeux de louve traquée, un sourire d’agneau qu’on sacrifie. Mais cède maintenant, Raph, et c’est perdu. Il vide son verre d’un trait.
— Donc, littérature, insiste-t-il.
— Ouais. J’ai choisi ce qui m’indifférait le moins. Je me laissais porter, je n’affrontais rien, je n’ai fait que transférer mon mal-être sur les bancs de la fac.
— Dix-huit ans ?
— Dix-neuf. Ian est venu vers moi en début d’année, il était gentil, j’étais paumée, on a sympathisé.
— Et plus si affinités, grince Raph bien malgré lui.
— Non, on a commencé par devenir amis. Il me stabilisait, me rassurait. Ce n’était sans doute pas la plus équilibrée des relations, mais j’étais jeune et sans expérience. Il me faisait du bien. Après un certain temps, je lui ai parlé de ma particularité.
— C’est quoi, un certain temps ?
— Deux ans, à peu près.
Deux ans. Effectivement, estime Raph, il a lui-même bénéficié d’un traitement de faveur.
— Il l’a très bien pris, poursuit-elle, humant sa tasse les yeux dans le vide. Il y voyait un don divin. C’est lui qui m’a encouragée à le développer, c’est avec lui que j’ai appris à décoder ce que je voyais, à faire confiance à mes sensations, à ne pas me laisser envahir ou déborder. J’ai commencé à m’apprivoiser, à réconcilier qui j’étais avec ce dont j’étais capable, j’ai même abordé le sujet avec ma mère. Alors de fil en aiguille, on a fini par sortir ensemble.
— Au bout de combien de temps ? Désolé, répond-il à son haussement de sourcils, mais cet homme me parait d’une patience à toute épreuve.
— C’est vrai, sourit-elle. Trois ans.
Ce type n’était pas un homme, mais un saint.
— Ça paraissait la suite logique, en fait, explique-t-elle. Pas un coup de foudre, mais quelque chose qui se construit tranquillement. Sans se presser.
Tu m’étonnes. Trois ans !
— Il a été mon premier amant, ajoute-t-elle avec une moue presque espiègle.
Presque, parce que les yeux ne suivent pas la moue. Quand ils en auront fini avec cette histoire, il fera grimper son sourire jusque dans ses yeux, se promet Raph, se livrant à des calculs hasardeux.
— Euh… attends. Ton premier ? Tu avais quel âge ?
— Vingt-trois ans.
— Ah…
— Ouais, j’étais plutôt en retard. Mais quand tu traînes une réputation d’hystérique, pas facile d’emballer. On habitait un petit patelin dans la banlieue de Londres. Personne n’a jamais oublié mes crises d’angoisse.
— D’accord. Mais je tiens à dire, en tous cas, que tu as parfaitement rattrapé ton retard.
— C’est que j’y ai mis beaucoup de cœur, glisse-t-elle avec une œillade incendiaire.
— Non, gronde-t-il. Désolé ma jolie, mais tu ne feras pas diversion avec ça non plus. On s’enverra en l’air après. Donc ton premier amant…
— Ma mère l’a deviné, soupire-t-elle. Je ne pense pas qu’elle ait lu mon empreinte, elle ne le faisait jamais sans permission, ni qu’elle ait fouillé dans ma tête. Mais elle l’a su, et elle a voulu le rencontrer.
— Vous étiez amis depuis trois ans, s’étonne-t-il, et elle ne l’avait jamais vu ?
— Pourquoi, tes parents connaissaient tous tes amis ?
— Non, mais… bon. Question idiote. Donc, tu acceptes de le présenter à tes parents.
— Pas vraiment le choix. Mes parents étaient d’anciens hippies, figure-toi. Moi, j’étais en retard sur le sujet, plutôt prude, et voilà ma mère qui me raconte que mon corps est un temple, que je suis libre de choisir à qui je l’offre, que je dois explorer ma sexualité avec différents partenaires et que démarrant mon apprentissage tardivement, j’ai besoin de me découvrir sur le plan orgasmique avant de m’engager. Quand elle m’a demandé si je m’étais déjà masturbée, j’ai lancé une date pour le dîner et je suis partie en courant.
— Elle m’aurait bien plu, ta mère.
Le sourire de Cassie s’évanouit. Bien joué, Raph.
— Tu lui aurais plu aussi, murmure-t-elle. Bref. On a fixé une date, et on s’est retrouvés au restaurant.
La suite s’inscrit sur son visage. Aucune tension, au contraire. Tout disparait d’un coup, comme aspiré de l’intérieur. Son regard se vide, ses traits se figent, et l’absence d’émotions qu’elle s’efforce d’afficher trahit tout ce qu’elle espère cacher.
— C’est ce soir-là, après le dîner, que leur voiture est sortie de la route pour aller s’encastrer dans un pilier, conclut-elle d’une voix atone.
— Je suis désolé, Cassie.
— C’était il y a longtemps. Le plus surprenant, ajoute-t-elle en étendant ses jambes sur la table basse, c’est que leur mort m’a obligée à me dépasser. Pas tout de suite, mais après quelques temps… c’était marche ou crève. J’ai marché.
— Je vois ce que tu veux dire, souffle Raph. Quand le dernier rempart tombe, la réalité te frappe en pleine face. Plus personne pour te protéger de l’extérieur, plus de refuge, plus de fuite. Juste toi et le monde.
Cassie l’observe derrière sa tasse, bouleversée. Parce que les mots sont si justes, parce qu’il est le premier à les trouver, parce qu’il constate plus qu’il ne demande.
— Tu n’as ni frère ni sœur ? Interroge-t-il.
Elle secoue la tête et retient un sourire. S’il se tend encore un peu plus vers elle, il va tomber du fauteuil. Elle apprécie l’intention, mais apprécie encore plus sa retenue. Elle ne veut pas qu’il la touche. Pas maintenant. Pas alors qu’elle s’apprête à plonger dans la boue.
— J’aurais bien aimé, confie-t-elle. Mais mes deux parents étaient enfants uniques, ma mère m’a eue tard, elle n’avait plus de contact avec ses parents depuis qu’elle s’était enfuie avec mon père, trente ans plus tôt, et les siens étaient morts avant ma naissance.
Et voilà. Seule au monde, aussi simple que ça. Elle repousse une nouvelle fois ses boucles humides derrière ses épaules, le ventre noué par ce qui s’annonce.
— Au début, j’étais effondrée, abrège-t-elle. Ian m’a demandée en mariage, c’était ma planche de salut, j’ai dit oui, je n’avais plus que lui. On a eu quelques mois de répit. Je me suis enfin demandé ce que je voulais faire de ma vie, de quoi j’avais envie. Comment ne pas rougir à chaque fois que je pensais à mes parents et à leur vie écourtée, pendant que moi, je gâchais la mienne.
Elle fait tourner son alliance autour de son doigt, comme toujours rassurée par ce simple contact.
— J’étais malheureuse, il me manquait un morceau de moi, mais je me connaissais mieux. J’allais mieux. Et puis les meurtres ont commencé, et tout s’est écroulé.
Samedi.
La cordelette sur son oreiller venait de chez Lionel et Valérie.
Samedi !
Il a appris qu’elle fêtait son anniversaire, ne restait qu’à attendre, suivre Lionel et Valérie, ou Mag, se glisser au milieu d’un groupe, envahir son intérieur, souiller son cocon.
Samedi.
Il sait où elle habite.
Elle soupire, repoussant ses cheveux humides pour mieux se blottir sous son sweat-shirt gris. Tous les ingrédients sont là. La télévision ronronne, les lumières ruissellent, les bougies étincèlent. Ses orteils sont recroquevillés dans d’épaisses chaussettes de peluche rose, son derrière pelotonné dans un short en jersey violet, une averse retentissante tambourine même sur les fenêtres.
Et pourtant, ce soir, elle vendrait un rein pour la présence de Sarah. Parce que l’écharde s’agite dans sa chair, parce que le trou béant laissé par ses parents n’est compensé par rien ni personne. Parce que c’est elle face à elle-même, seule au monde, encombrée de néant, et que ça n’a rien de plaisant.
Elle fait lentement tournoyer le liquide pourpre dans son verre, sans la moindre envie de le goûter. Peut-être n’aurait-elle pas dû vérifier les résidus d’empreinte devant chez elle, mais elle avait besoin de voir, de savoir, de se tester. Il est venu, et pas qu’une fois. L’immeuble est ligoté de traces sombres, épaisses, la plus fine s’’insinuant jusque chez elle, droit vers la chambre. Elle repose son verre avec une grimace de dégoût. Ces filaments opaques alanguis sur ses meubles lui ont fait presque autant d’effet que la cordelette elle-même. Stimulée par la rage, elle a découvert avec surprise pouvoir faire éclore sa propre couleur jusqu’à en emplir le moindre recoin et a achevé sa séance aussi épuisée que sidérée par sa méconnaissance d’elle-même.
Elle se frotte les sourcils et étend les pieds sur la table basse, agacée. Stop, Cassie. Oublie. Elle tente de s’intéresser au film, hésite à fermer les rideaux, baisse le son pour entendre la pluie, ouvre un livre et le referme. Quand la sonnerie retentit, elle regrette amèrement d’avoir arrêté de fumer.
Partagée entre le besoin de voir quelqu’un et l’envie de ne voir personne d’autre que Sarah, Cassie s’extirpe du canapé. Vingt et une heures. Pas une heure pour les visites de courtoisie, et Sarah ne sonne jamais..
— Qui c’est ? Aboie-t-elle en direction de la porte.
— Raph.
Raph ?
— Qu’est-ce-que tu fais là ?
— J’ai besoin de te parler.
— Il est tard.
— Cassie, ouvre cette porte si tu ne veux pas que je campe toute la nuit sur le palier ! Je te jure que je ne partirai pas avant d’avoir dit ce que j’ai à dire.
Cassie débloque le verrou. Il est temps de le faire dégager de sa vie une bonne fois pour toutes.
Bon sang, mais d’où sort-il ce regard de chien battu ? Il est craquant. C’est indécent. Elle le laisse s’insinuer dans le couloir, claque la porte, puis referme le verrou et retourne s’assoir sur le canapé, prête à en découdre.
Elle ne va pas lui faciliter la tâche, donc. Raph se déchausse, secoue ses cheveux trempés et accroche sa veste avant de la rejoindre dans le salon.
Il la découvre repliée sur un canapé de la même couleur que son short qui ne cache pas grand-chose, d’affreuses chaussettes roses aux pieds, l’épaule dépassant d’une informe chose grise, ses boucles d’un roux rendu plus sombre par l’humidité dégoulinant dans son dos. Elle est craquante. C’est indécent. Et pour ne rien arranger, elle embaume la fraise jusqu’ici. Il lâche son enveloppe sur la table basse, se dirige vers la cuisine et puisqu’elle ne le fera probablement pas, fouille jusqu’à trouver un verre.
— Fais comme chez toi, surtout, marmonne Cassie sans se retourner.
— Pourquoi, tu allais m’en proposer ?
— Non.
— C’est bien ce que je pensais.
Il regagne le salon et se laisse tomber sur le fauteuil-club, évitant de justesse une explosion de vin sur le cuir moutarde.
— A la tienne.
— Tu comptes m’expliquer ce que tu fais là, ou je suis censée fournir aussi le dîner ?
Tout ça va se dérouler dans la douleur, apparemment. Raph soupire et repose son verre, résigné. Un coup sec, la technique du sparadrap. Il récupère son enveloppe sur la table et lui tend les documents qu’elle contient.
Cassie pose les yeux sur la première feuille pour y découvrir son visage, caché derrière de grosses lunettes noires, sous un gros titre racoleur beaucoup trop familier. Elle se sent pâlir. La suite ne fait que confirmer. Des articles mensongers, des calomnies sans fin, quelques mauvais clichés de Ian. La fange de son passé.
A la simple idée que Raph connaisse cette part de sa vie, à l’idée de retrouver dans ses yeux l’image de celle qu’elle n’est plus, son corps se rebelle violemment.
Raph savait ce qu’il allait lui infliger. Il s’attendait à l’évanouissement des taches de rousseur, aux mâchoires crispées, aux épaules raidies, à la guerre civile dans les émeraudes. Oui, il s’y est préparé, il peut l’endurer. En revanche, il ne s’attendait pas à la voir partir en courant.
Stupéfait, il la suit jusqu’à ce qu’elle lui claque la porte de la salle de bains au nez. Les sons traversant le battant laissent peu de doute quant à l’impact de sa méthode sur l’estomac de Cassie. Il retourne s’assoir au salon, consterné, et bannit de son avenir la technique du sparadrap.
S’essuyant le menton d’une main tremblante, Cassie tire la chasse d’eau et se lave les dents avec application, bien consciente que la réalité l’attend derrière la porte. Plus de dérobade possible. Il ne lui laisse pas le choix. Parce que laisser quiconque croire aux mensonges de la presse est pire que de raconter la vérité.
Elle inspire à fond, rouvre la porte et sans un regard pour le salon, file droit dans la cuisine. Deux tasses, un plateau, une théière et une bouilloire, trois minutes de répit supplémentaires. Après avoir versé l’eau chaude sur les feuilles, elle se force à dévisager son assaillant. Perché sur le bord de son fauteuil, incongru sur le cuir moutarde, il semble se retenir à grand-peine de se précipiter vers elle. Il s’inquiète, ce dont elle ne sait que faire. Sur un dernier soupir, elle se blinde du mieux qu’elle peut et le rejoint avec le plateau.
— Cassie ? Ça va ?
— Ça va, marmonne-t-elle.
Elle se cale au fond du canapé. Aussitôt, Raph remplit l’un des mugs avant de lui tendre.
— Merci.
— Ecoute, je… je suis désolé, je n’avais pas … je ne voulais pas te rendre malade, et au sens propre, en plus.
Pas le courage de sourire. Elle grimace. C’est le mieux qu’elle puisse faire, puisqu’elle ne peut ni hurler, ni s’enfuir en courant. Ni se rouler en boule dans un coin, et ce serait bien, pourtant, de se rouler en boule.
— Juste une mise au point, ajoute-t-il. Je n’ai pas fouillé dans ta vie. Je vais être honnête, j’en avais l’intention, mais je n’en ai même pas eu l’occasion. Avec mon nouvel atelier, je me suis remis au boulot sur mon roman. Or il se trouve qu’au milieu des archives dans lesquelles je me replonge en ce moment, il y avait… ça, grince-t-il, pointant les documents étalés sur la table. Je t’avoue que ça m’a fait un choc. Il est d’ailleurs possible que j’aie renversé du café sur mon beau tapis tout neuf.
Cassie grimace à nouveau.
— Il fallait que je te voie, souffle-t-il.
— Pourquoi ? Si tu connais déjà toute l’histoire, qu’est-ce-que tu attends de moi ?
Il la contemple par-dessus son verre de vin, elle le guette derrière son mug de thé.
— Ta version. J’aimerais avoir ta version.
Cassie repose sa nuque sur le dossier et ferme les yeux. Entre toutes les réponses possibles, il a choisi la seule qu’elle ne peut pas rejeter. Il est temps. Reste à prier pour que son estomac tienne le choc.
— Je ne sais pas par où commencer, murmure-t-elle.
Raph relâche son souffle. Avec Cassie, coupez le mauvais fil et tout explose. Si bien que quand par hasard, il choisit le bon, il en a des sueurs froides de peur rétrospective.
— Parle-moi de ton mari, suggère-t-il.
— Ian…
Le visage de Cassie s’éclaire sous ses paupières closes, submergeant Raph d’une bouffée de jalousie aussi brusque qu’inattendue. Jaloux d’un mort qui sait éclairer le visage de Cassie. Lamentable, et pourtant véridique.
— Je l’ai rencontré à l’université, glisse-t-elle. J’étudiais la littérature.
— La littérature ?
— Oui, rien à voir avec les couleurs. Ma mère était très discrète avec ses dons, mais elle les assumait sans problème. Moi, non. Ça a commencé à la puberté, et ça faisait beaucoup à gérer à un âge où on a des préoccupations bien plus terre à terre.
— Comment ça a commencé ?
— Petit à petit. Par flashs, des halos autour des gens, de plus en plus souvent, et bientôt, partout et tout le temps. J’avais douze ans. J’ai attendu trois semaines pour en parler à mes parents, largement de quoi passer pour une folle à l’école et perdre toute bribe de confiance en moi.
— Ta mère ne t’avait pas prévenue ?
— Pas un mot. Avant ça, je ne savais rien de ses dons. C’est comme pour les premières règles, elle était de celles qui en parlent une fois que c’est arrivé.
Elle rouvre enfin les yeux, redresse la tête et repousse ses boucles.
— Pendant longtemps, confie-t-elle, je n’ai pas maitrisé grand-chose. Je subissais. Alors non, je n’aimais pas ma « différence », comme disait ma mère, je ne voulais même pas en entendre parler, et choisir des études en rapport ne m’a même pas effleuré l’esprit.
— Comment ça, tu ne maîtrisais pas ? Tu lisais les couleurs de tout le monde ?
— Disons que je me contentais de regarder ailleurs au lieu de fermer la porte. Résultat, à la moindre baisse d’attention, ça débordait de partout. C’était assez… compliqué, mais je me suis habituée. Je ne savais pas me verrouiller comme je le fais maintenant.
— Ta mère ne t’a pas appris ?
— Elle a essayé. Je me braquais dès qu’elle abordait le sujet. Je refusais d’en parler, j’essayais de ne pas y penser, ce qui était impossible, donc je ne gérais rien, ce que je ne voulais surtout pas avouer. Si j’avais écouté ma mère, j’aurais gagné du temps et des bleus à l’âme. Tu as faim ?
— Bien tentée, la diversion. Plus tard.
Elle se rembrunit, le regard lourd.
— Cassie, détends-toi, soupire-t-il. Je n’attends rien, je ne juge rien, je veux juste… savoir.
Le sourire en coin qu’elle lui décoche entame sérieusement sa résolution. Des yeux de louve traquée, un sourire d’agneau qu’on sacrifie. Mais cède maintenant, Raph, et c’est perdu. Il vide son verre d’un trait.
— Donc, littérature, insiste-t-il.
— Ouais. J’ai choisi ce qui m’indifférait le moins. Je me laissais porter, je n’affrontais rien, je n’ai fait que transférer mon mal-être sur les bancs de la fac.
— Dix-huit ans ?
— Dix-neuf. Ian est venu vers moi en début d’année, il était gentil, j’étais paumée, on a sympathisé.
— Et plus si affinités, grince Raph bien malgré lui.
— Non, on a commencé par devenir amis. Il me stabilisait, me rassurait. Ce n’était sans doute pas la plus équilibrée des relations, mais j’étais jeune et sans expérience. Il me faisait du bien. Après un certain temps, je lui ai parlé de ma particularité.
— C’est quoi, un certain temps ?
— Deux ans, à peu près.
Deux ans. Effectivement, estime Raph, il a lui-même bénéficié d’un traitement de faveur.
— Il l’a très bien pris, poursuit-elle, humant sa tasse les yeux dans le vide. Il y voyait un don divin. C’est lui qui m’a encouragée à le développer, c’est avec lui que j’ai appris à décoder ce que je voyais, à faire confiance à mes sensations, à ne pas me laisser envahir ou déborder. J’ai commencé à m’apprivoiser, à réconcilier qui j’étais avec ce dont j’étais capable, j’ai même abordé le sujet avec ma mère. Alors de fil en aiguille, on a fini par sortir ensemble.
— Au bout de combien de temps ? Désolé, répond-il à son haussement de sourcils, mais cet homme me parait d’une patience à toute épreuve.
— C’est vrai, sourit-elle. Trois ans.
Ce type n’était pas un homme, mais un saint.
— Ça paraissait la suite logique, en fait, explique-t-elle. Pas un coup de foudre, mais quelque chose qui se construit tranquillement. Sans se presser.
Tu m’étonnes. Trois ans !
— Il a été mon premier amant, ajoute-t-elle avec une moue presque espiègle.
Presque, parce que les yeux ne suivent pas la moue. Quand ils en auront fini avec cette histoire, il fera grimper son sourire jusque dans ses yeux, se promet Raph, se livrant à des calculs hasardeux.
— Euh… attends. Ton premier ? Tu avais quel âge ?
— Vingt-trois ans.
— Ah…
— Ouais, j’étais plutôt en retard. Mais quand tu traînes une réputation d’hystérique, pas facile d’emballer. On habitait un petit patelin dans la banlieue de Londres. Personne n’a jamais oublié mes crises d’angoisse.
— D’accord. Mais je tiens à dire, en tous cas, que tu as parfaitement rattrapé ton retard.
— C’est que j’y ai mis beaucoup de cœur, glisse-t-elle avec une œillade incendiaire.
— Non, gronde-t-il. Désolé ma jolie, mais tu ne feras pas diversion avec ça non plus. On s’enverra en l’air après. Donc ton premier amant…
— Ma mère l’a deviné, soupire-t-elle. Je ne pense pas qu’elle ait lu mon empreinte, elle ne le faisait jamais sans permission, ni qu’elle ait fouillé dans ma tête. Mais elle l’a su, et elle a voulu le rencontrer.
— Vous étiez amis depuis trois ans, s’étonne-t-il, et elle ne l’avait jamais vu ?
— Pourquoi, tes parents connaissaient tous tes amis ?
— Non, mais… bon. Question idiote. Donc, tu acceptes de le présenter à tes parents.
— Pas vraiment le choix. Mes parents étaient d’anciens hippies, figure-toi. Moi, j’étais en retard sur le sujet, plutôt prude, et voilà ma mère qui me raconte que mon corps est un temple, que je suis libre de choisir à qui je l’offre, que je dois explorer ma sexualité avec différents partenaires et que démarrant mon apprentissage tardivement, j’ai besoin de me découvrir sur le plan orgasmique avant de m’engager. Quand elle m’a demandé si je m’étais déjà masturbée, j’ai lancé une date pour le dîner et je suis partie en courant.
— Elle m’aurait bien plu, ta mère.
Le sourire de Cassie s’évanouit. Bien joué, Raph.
— Tu lui aurais plu aussi, murmure-t-elle. Bref. On a fixé une date, et on s’est retrouvés au restaurant.
La suite s’inscrit sur son visage. Aucune tension, au contraire. Tout disparait d’un coup, comme aspiré de l’intérieur. Son regard se vide, ses traits se figent, et l’absence d’émotions qu’elle s’efforce d’afficher trahit tout ce qu’elle espère cacher.
— C’est ce soir-là, après le dîner, que leur voiture est sortie de la route pour aller s’encastrer dans un pilier, conclut-elle d’une voix atone.
— Je suis désolé, Cassie.
— C’était il y a longtemps. Le plus surprenant, ajoute-t-elle en étendant ses jambes sur la table basse, c’est que leur mort m’a obligée à me dépasser. Pas tout de suite, mais après quelques temps… c’était marche ou crève. J’ai marché.
— Je vois ce que tu veux dire, souffle Raph. Quand le dernier rempart tombe, la réalité te frappe en pleine face. Plus personne pour te protéger de l’extérieur, plus de refuge, plus de fuite. Juste toi et le monde.
Cassie l’observe derrière sa tasse, bouleversée. Parce que les mots sont si justes, parce qu’il est le premier à les trouver, parce qu’il constate plus qu’il ne demande.
— Tu n’as ni frère ni sœur ? Interroge-t-il.
Elle secoue la tête et retient un sourire. S’il se tend encore un peu plus vers elle, il va tomber du fauteuil. Elle apprécie l’intention, mais apprécie encore plus sa retenue. Elle ne veut pas qu’il la touche. Pas maintenant. Pas alors qu’elle s’apprête à plonger dans la boue.
— J’aurais bien aimé, confie-t-elle. Mais mes deux parents étaient enfants uniques, ma mère m’a eue tard, elle n’avait plus de contact avec ses parents depuis qu’elle s’était enfuie avec mon père, trente ans plus tôt, et les siens étaient morts avant ma naissance.
Et voilà. Seule au monde, aussi simple que ça. Elle repousse une nouvelle fois ses boucles humides derrière ses épaules, le ventre noué par ce qui s’annonce.
— Au début, j’étais effondrée, abrège-t-elle. Ian m’a demandée en mariage, c’était ma planche de salut, j’ai dit oui, je n’avais plus que lui. On a eu quelques mois de répit. Je me suis enfin demandé ce que je voulais faire de ma vie, de quoi j’avais envie. Comment ne pas rougir à chaque fois que je pensais à mes parents et à leur vie écourtée, pendant que moi, je gâchais la mienne.
Elle fait tourner son alliance autour de son doigt, comme toujours rassurée par ce simple contact.
— J’étais malheureuse, il me manquait un morceau de moi, mais je me connaissais mieux. J’allais mieux. Et puis les meurtres ont commencé, et tout s’est écroulé.