12
— Je vais récupérer les sublimes fauteuils Louis XV qu’Emilie voulait bazarder et les faire retapisser par Mag en vitesse, soliloque Cassie. J’irai choisir un lin marine chez Lionel et Valérie ce soir en partant pour lui déposer, et…
— On s’en tape, des fauteuils, lâche sèchement Sarah. Tu vas continuer longtemps comme ça ?
— De quoi tu parles ?
— Tu sais très bien de quoi je parle. Ça fait trois jours que tu l’évites, Cassie. Il mérite mieux.
— Je ne l’évite pas.
— Non, tu fais simplement en sorte d’être toujours entourée quand il descend. Et quand il demande à te parler, tu dis que tu n’as pas le temps, mais tu ne l’évites pas. Tu m’as prise pour sa sœur ou quoi ? Je te connais comme si je t’avais faite, ma poule. Pas à moi.
Cassie soupire, ferme son carnet et jette un coup d’œil à la porte par laquelle Raph vient de disparaître. Bien sûr qu’elle l’évite. Elle n’en est pas particulièrement fière.
Mais sachant qu’il peut la convaincre en moins de trente secondes de partager son lit, sachant qu’il attend des réponses qu’elle refuse de lui donner, sachant qu’à force de le côtoyer, elle finira par le faire, elle n’a rien trouvé d’autre.
Elle regroupe ses cheveux au sommet de son crâne pour y planter un pinceau. Sarah la dévisage sans complaisance, plantée devant la fenêtre, son mètre à la main, et Cassie sent bien qu’elle ne s’en sortira pas comme ça.
— Tu as une meilleure idée ? Soupire-t-elle.
— Dis-lui la vérité.
— Hors de question.
— Mais pourquoi pas, enfin ? S’énerve Sarah, balançant rageusement son mètre au sol. Cassie, tu sais que je te soutiens à cent pour cent, je serai toujours de ton côté face aux autres. Mais de toi à moi ? Je comprends que ce soit difficile, que tu aies peur, vraiment, je comprends. Sauf qu’un jour ou l’autre, il faudra bien que tu laisses quelqu’un d’autre que moi t’approcher !
— Non. On ne s’est pas fait virer, on a déjà eu du bol. Assez de dégâts.
— Ça vous rend aussi malheureux l’un que l’autre, bon sang ! Tu dors mal, tu bosses trop, tu es de mauvaise humeur et c’est moi qui trinque, en plus ! Je t’ai laissé du temps, je n’ai rien dit, mais là ça devient vraiment n’importe quoi. Il en sait déjà la moitié, il ne lâchera pas l’affaire. Tu lui plais. Mieux, il te plait plus qu’aucun autre depuis Ian. Il est temps que tu t’autorises à lâcher un peu de lest ! S’il part en courant, tant pis pour lui, mais au moins tu sauras.
Cassie se frotte nerveusement le front. S’il y a pire que de subir l’assaut de son ennemi, c’est bien de l’attendre sans jamais le voir arriver. Il ne s’est rien passé depuis le soir de son anniversaire. Et le silence n’augure rien de bon.
— Sarah, je ne peux pas, affirme-t-elle, sûre de son bon droit. Cette histoire peut exploser à tout moment, je refuse de l’embarquer là-dedans. Pour notre bien à tous les deux.
— Tu mens.
— Pardon ?
Sarah croise les bras et plante ses yeux au fond des siens. Dans la lumière blanche de l’après-midi nuageuse se découpant dans son dos, elle ressemble à un ange en colère.
— Que tu le veuilles ou non, il est déjà impliqué, assène-t-elle. Tu le protègerais en l’avertissant, pas en lui mentant, et d’ailleurs si tu l’avais rencontré six mois plus tôt, tu m’aurais servi le même refrain. Tu te caches derrière tout ça depuis huit ans. Tu as la trouille, d’accord, mais je ne te connaissais pas dominée par ta peur.
— Je ne suis pas… je ne… on en parlera ce soir.
— Je dors chez Julie, ce soir.
— Ah. Embrasse-la pour moi.
Cassie caresse son alliance, le moral en berne. Cinq jours. Cinq jours, et Sarah s’illumine comme un sapin de Noël à la simple évocation de sa compagne. Comment peut-on aimer en cinq jours ? Ses propres soirées en solitaire ont un goût amer, ces derniers temps.
— Tu changes une fois de plus de sujet, soupire Sarah. Je l’embrasserai pour toi, et je t’interdis de sortir seule. Mais pense à ce que je t’ai dit. Parle à Raph.
Cassie jure doucement avant de se détourner.
— Demain, ment-elle. Laisse-moi jusqu’à demain, d’accord ? Je lui parlerai, je trouverai un moyen.
— C’est ta vie, Cassie, réplique Sarah, haussant les épaules avant d’aller récupérer son mètre. Ça me rend simplement malade de voir qu’encore aujourd’hui, l’autre salopard t’empêche de profiter de ce qu’on t’offre. Tu pourras dire ce que tu veux, me maudire ou crier au scandale, mais c’est la vérité. Tant que tu n’assumeras pas ton histoire, tu resteras sous sa coupe.
Cassie se laisse tomber sur la première marche de l’échelle derrière elle, tournant fébrilement son alliance sur son doigt. Ça fait mal. Aussi mal que c’est vrai, mais la frontière entre protection et enfermement est parfois terriblement perméable. Demain, repousse-t-elle. Demain.
Raph s’éloigne discrètement, perplexe. Il n’a pas écouté aux portes. Elles ont commencé à parler avant qu’il ne s’éloigne. Mais c’est quoi, ces salades ? Demain ? L’espoir fait vivre. Il attendra demain, parce qu’il est optimiste de nature, puis il fouillera sans scrupules le passé de Cassie Willis. Il se fout de son alliance, il la veut, elle. Parce qu’il a bien vu, bien qu’elle fasse tout son possible pour les dissimuler derrière sa masse de cheveux, les boucles à ses oreilles. Et que ça veut dire quelque chose.
Atteignant le deuxième étage, il s’engouffre dans son nouvel atelier et se prépare un café avec un soupir de satisfaction. Cassie ne sait même pas à quel point il lui est redevable. Elle a réussi l’impossible. Depuis dimanche, il ne quitte son bureau que pour manger, dormir ou tenter de parler à Cassie. Depuis dimanche, son histoire lui parle. Peut-être parce qu’il a besoin de s’évader, peut-être parce que son nouvel atelier est magique, peut-être un peu des deux.
Il sera son propre héros. Un jeune graphiste en quête de lui-même, se plongeant dans les origines du mal et les mystères de la nature humaine afin de surmonter sa propre tragédie. Un voyage initiatique dans l’histoire des hommes. Peu importe le temps qu’il a passé à se morfondre devant sa feuille blanche. Dans ce lieu tout neuf, plein d’une énergie communicative, dédié à ses projets, il n’est plus seul face à lui-même. Cassie et son père lui offrent leur courage.
Il se glisse dans le gros fauteuil de cuir fauve, devant le mur de brique. Il y a découvert avec un cri de ravissement, heureusement sans témoins, un repose-pied assorti glissé sur le côté. Son classeur d’archives sur les genoux, un café en équilibre sur l’accoudoir, il couvre des pages et des pages de notes depuis des heures. Et il a beau se plonger dans ce genre de faits divers depuis presque un an, il reste stupéfait devant la créativité humaine en matière de meurtre. Immonde et fascinant.
La frontière peut être mince entre un coup de pied rageur dans un meuble et un coup de poing fatal dans un visage, certes, mais c’est un gouffre qui se creuse face à ces crimes de sang froid, préparés, savourés, répétés. Il tourne la page en se demandant, honnêtement, pourquoi se cogner un thème aussi morbide. Evidemment en rapport avec la mort de ses parents. Sans doute pour relativiser, plus probablement pour explorer les méandres de sa douleur. Peut-être pour s’occuper l’esprit avec quelque chose de bien plus violent que ce qui lui est arrivé, à lui. Ce qu’il raconte n’est finalement rien de plus que son cheminement personnel face à un drame, et au besoin de réponses qu’il engendre.
Se calant plus confortablement au fond du fauteuil, il empoigne son café, ouvre son classeur et se plonge dans l’histoire des pendus de Camden, une feuille et un crayon à portée de main.
Plongée dans la réserve de Lionel et Valérie, Cassie boit du petit lait, noyée sous les métrages de tissus. Elle adore fouiller dans la réserve.
— Bon, se résigne-t-elle après une heure à tâter et soupeser. Je m’arrête là pour aujourd’hui. Si je continue, je vais devoir tapisser les murs pour écouler tout ça.
— Je t’envoie la note, sourit Lionel. Comment va Sarah ?
— Sur un petit nuage.
— On a rencontré Julie samedi dernier, adorable.
— Ouais. Elle n’arrête pas de me répéter que le coup de foudre existe, et on dirait bien que c’est vrai.
Elle s’étire paresseusement tandis que Lionel range ses classeurs, un sourire amusé barrant son visage rond.
— Ce n’est pas moi qui prétendrai le contraire. J’ai craqué pour Valérie avant de lui parler. Mais s’il existe, il n’est pas toujours réciproque. J’ai ramé pendant trois mois.
— Ça en valait la peine, non ? Le taquine Cassie, rassemblant ses affaires éparpillées sur la table.
— Ça en vaut toujours la peine, quelle que soit l’issue. Ce qui me fait penser que tu ne t’en sors pas trop mal non plus. On s’est bien entendus avec Raph.
Cassie laisse échapper un grognement qui peut signifier à peu près tout et son contraire. Ce type la poursuit jusque chez ses fournisseurs, maintenant. Elle se redresse, vérifie sa montre et glisse sa sacoche sur son épaule.
— Je dois y aller, il faut encore que je passe chez Mag.
— Embrasse-la pour moi. Dis-donc, il y a quelque chose entre elle et Sylvain ?
— Il ne serait pas contre, en tous cas… zut !
Elle se frotte l’arête du nez. Allez savoir comment elle est passée de Sylvain à Emilie, mais…
— Tu as des embrasses de rideau en corde ? Ma cliente veut absolument de la corde.
— On a quelques modèles, oui. Tu veux...
Cassie se dégonfle. Lamentablement.
— Pas le temps. Tu connais les couleurs, rajoute-moi une petite sélection avec la livraison, d’accord ?
— Euh… oui, d’accord.
Il est surpris. Elle ne peut pas lui en vouloir, en cinq ans de collaboration, c’est la première fois qu’elle ne choisit pas elle-même un élément. Tant pis. Elle gère comme elle peut.
— C’est que je commence à être en retard, se justifie-t-elle, sinon je…
— Cassie !
Cette fois, elle risque d’être carrément à la bourre. Alors qu’ils repassent par la boutique, Valérie déboule comme une furie, la queue de cheval bondissant entre les omoplates.
— J’avais peur de t’avoir ratée, j’étais avec un client. Un vrai casse-bonbons. C’est toujours Lionel qui récupère les plus sympa, je ne comprends pas comment. Tu pars déjà ?
— Désolée, répond-elle en laissant Valérie l’étreindre. Je suis en retard.
— Tu repasses bientôt ?
— Je ne sais pas encore, je te passerai un coup de fil.
Cassie consulte discrètement sa montre. Elle va obliger Mag à l’attendre.
— D’accord, acquiesce Valérie. Oh ! Au fait, ton ami est passé la semaine dernière, il…
— Bon sang ! S’exclame subitement Lionel. J’avais complètement oublié. Je voulais absolument t’en parler samedi, mais il y avait tellement de monde…
Cassie interrompt sa progression vers la porte, perplexe.
— De quoi vous parlez ? Quel ami ? Raph ?
— Non, non, corrige Valérie. Ton ami décorateur. Monsieur André… non, euh… Andrews ! Voilà, c’est ça.
Une blague. Mon dieu, dites-moi que c’est une blague.
— Pardon ?
— Monsieur Andrews. Euh… il y a un problème ? Il m’a dit qu’il venait de ta part.
— Je… non. Aucun problème.
Inspire. Expire. Recommence et serre les dents.
— Qu’est-ce-qu’il voulait ? Souffle-t-elle.
— Trois mètres de cordelette. Une heure de parlotte pour trois mètres de cordelette, glousse-t-elle.
La colère. Cultiver la colère, prier pour que son corps ne la lâche pas. Poings serrés, mâchoires crispées, mais ça va, de la corde, bordel ! Il est venu chez ses fournisseurs à elle acheter sa cordelette, et sous son nom ! Il est venu chez ses fournisseurs. Ils l’ont vu.
— Un anglais, c’est ça ? Lance-t-elle avec un détachement plus ou moins bien feint.
— Oui, confirme Lionel. Pas un mot de français.
— Et… physiquement, il était comment ?
Valérie la contemple d’un œil surpris.
— Je croyais que tu le connaissais…
— Je ne l’ai jamais rencontré, on correspond uniquement par mail, invente-t-elle rapidement.
Un cauchemar. Elle est en train de mentir à des gens qu’elle estime plutôt que de les mettre en garde. Inspire, expire, serre, crispe. Souris.
— Ah, lâche Valérie. Ok. Attends, laisse-moi réfléchir. Grand, plus grand que Lionel, excentrique. Il n’a pas quitté son chapeau ni ses lunettes de soleil. Pantalon beige, chemise écossaise, un grand foulard imprimé, imperméable beige. Blanc, barbe rousse, un peu comme toi, c’est tout ce que j’ai vu. Je t’avoue que je n’ai pas fait très attention.
— Et ses yeux ? Tu n’as pas vu ses yeux ?
— Non, je te l’ai dit, il a gardé ses lunettes. Tu sais, entre le foulard, la barbe, les lunettes et le chapeau, je n’ai pas…
— Et ses cheveux ?
— Non, je…
— Il devait mesurer un mètre quatre-vingt, à peu près, intervient Lionel. Pas maigre, ni gros. Aucun signe distinctif excepté une chevalière dorée, je n’ai pas vu ce qui y était gravé. Courtois, la voix grave, très curieux. Il nous a posé beaucoup de questions sur toi, sur quoi tu travaillais, si tu venais souvent, ce que tu achetais. Il te passe le bonjour.
Inspire, expire, serre, crispe. Souris.
— Et c’était quand ?
— Samedi ! Claironne Valérie. Puisque je lui ai demandé s’il venait à ton anniversaire, il n’était pas sûr. En tous cas, je ne l’ai pas vu, ajoute-t-elle avec un regard interrogatif à Lionel.
Samedi. Son anniversaire.
— Cassie ?
La main de Lionel sur son épaule la fait tressaillir.
— Cassie, si tu as besoin de nous, tu sais où nous trouver, murmure-t-il. Je voulais justement t’en parler parce que je l’ai trouvé… pas net. Trop curieux.
Elle se contente de hocher la tête, pose les doigts sur la porte et s’enfuit littéralement. Leur adressant un vague signe de la main depuis l’autre côté de la vitre, elle constate que Lionel ne défronce pas les sourcils. Il n’est pas stupide, et le comportement qu’elle lui oppose nie tout ce qu’il est en droit d’attendre d’une supposée amie. Elle n’y peut rien, parce qu’elle n’en peut plus. Après trois mètres sur le trottoir, elle se penche dans le caniveau et rend son déjeuner.
Au même moment, Raph se redresse brusquement. Sa tasse de café froid se suicide sur le tapis tandis qu’il fixe son classeur avec un juron horrifié, les yeux écarquillés.
— On s’en tape, des fauteuils, lâche sèchement Sarah. Tu vas continuer longtemps comme ça ?
— De quoi tu parles ?
— Tu sais très bien de quoi je parle. Ça fait trois jours que tu l’évites, Cassie. Il mérite mieux.
— Je ne l’évite pas.
— Non, tu fais simplement en sorte d’être toujours entourée quand il descend. Et quand il demande à te parler, tu dis que tu n’as pas le temps, mais tu ne l’évites pas. Tu m’as prise pour sa sœur ou quoi ? Je te connais comme si je t’avais faite, ma poule. Pas à moi.
Cassie soupire, ferme son carnet et jette un coup d’œil à la porte par laquelle Raph vient de disparaître. Bien sûr qu’elle l’évite. Elle n’en est pas particulièrement fière.
Mais sachant qu’il peut la convaincre en moins de trente secondes de partager son lit, sachant qu’il attend des réponses qu’elle refuse de lui donner, sachant qu’à force de le côtoyer, elle finira par le faire, elle n’a rien trouvé d’autre.
Elle regroupe ses cheveux au sommet de son crâne pour y planter un pinceau. Sarah la dévisage sans complaisance, plantée devant la fenêtre, son mètre à la main, et Cassie sent bien qu’elle ne s’en sortira pas comme ça.
— Tu as une meilleure idée ? Soupire-t-elle.
— Dis-lui la vérité.
— Hors de question.
— Mais pourquoi pas, enfin ? S’énerve Sarah, balançant rageusement son mètre au sol. Cassie, tu sais que je te soutiens à cent pour cent, je serai toujours de ton côté face aux autres. Mais de toi à moi ? Je comprends que ce soit difficile, que tu aies peur, vraiment, je comprends. Sauf qu’un jour ou l’autre, il faudra bien que tu laisses quelqu’un d’autre que moi t’approcher !
— Non. On ne s’est pas fait virer, on a déjà eu du bol. Assez de dégâts.
— Ça vous rend aussi malheureux l’un que l’autre, bon sang ! Tu dors mal, tu bosses trop, tu es de mauvaise humeur et c’est moi qui trinque, en plus ! Je t’ai laissé du temps, je n’ai rien dit, mais là ça devient vraiment n’importe quoi. Il en sait déjà la moitié, il ne lâchera pas l’affaire. Tu lui plais. Mieux, il te plait plus qu’aucun autre depuis Ian. Il est temps que tu t’autorises à lâcher un peu de lest ! S’il part en courant, tant pis pour lui, mais au moins tu sauras.
Cassie se frotte nerveusement le front. S’il y a pire que de subir l’assaut de son ennemi, c’est bien de l’attendre sans jamais le voir arriver. Il ne s’est rien passé depuis le soir de son anniversaire. Et le silence n’augure rien de bon.
— Sarah, je ne peux pas, affirme-t-elle, sûre de son bon droit. Cette histoire peut exploser à tout moment, je refuse de l’embarquer là-dedans. Pour notre bien à tous les deux.
— Tu mens.
— Pardon ?
Sarah croise les bras et plante ses yeux au fond des siens. Dans la lumière blanche de l’après-midi nuageuse se découpant dans son dos, elle ressemble à un ange en colère.
— Que tu le veuilles ou non, il est déjà impliqué, assène-t-elle. Tu le protègerais en l’avertissant, pas en lui mentant, et d’ailleurs si tu l’avais rencontré six mois plus tôt, tu m’aurais servi le même refrain. Tu te caches derrière tout ça depuis huit ans. Tu as la trouille, d’accord, mais je ne te connaissais pas dominée par ta peur.
— Je ne suis pas… je ne… on en parlera ce soir.
— Je dors chez Julie, ce soir.
— Ah. Embrasse-la pour moi.
Cassie caresse son alliance, le moral en berne. Cinq jours. Cinq jours, et Sarah s’illumine comme un sapin de Noël à la simple évocation de sa compagne. Comment peut-on aimer en cinq jours ? Ses propres soirées en solitaire ont un goût amer, ces derniers temps.
— Tu changes une fois de plus de sujet, soupire Sarah. Je l’embrasserai pour toi, et je t’interdis de sortir seule. Mais pense à ce que je t’ai dit. Parle à Raph.
Cassie jure doucement avant de se détourner.
— Demain, ment-elle. Laisse-moi jusqu’à demain, d’accord ? Je lui parlerai, je trouverai un moyen.
— C’est ta vie, Cassie, réplique Sarah, haussant les épaules avant d’aller récupérer son mètre. Ça me rend simplement malade de voir qu’encore aujourd’hui, l’autre salopard t’empêche de profiter de ce qu’on t’offre. Tu pourras dire ce que tu veux, me maudire ou crier au scandale, mais c’est la vérité. Tant que tu n’assumeras pas ton histoire, tu resteras sous sa coupe.
Cassie se laisse tomber sur la première marche de l’échelle derrière elle, tournant fébrilement son alliance sur son doigt. Ça fait mal. Aussi mal que c’est vrai, mais la frontière entre protection et enfermement est parfois terriblement perméable. Demain, repousse-t-elle. Demain.
Raph s’éloigne discrètement, perplexe. Il n’a pas écouté aux portes. Elles ont commencé à parler avant qu’il ne s’éloigne. Mais c’est quoi, ces salades ? Demain ? L’espoir fait vivre. Il attendra demain, parce qu’il est optimiste de nature, puis il fouillera sans scrupules le passé de Cassie Willis. Il se fout de son alliance, il la veut, elle. Parce qu’il a bien vu, bien qu’elle fasse tout son possible pour les dissimuler derrière sa masse de cheveux, les boucles à ses oreilles. Et que ça veut dire quelque chose.
Atteignant le deuxième étage, il s’engouffre dans son nouvel atelier et se prépare un café avec un soupir de satisfaction. Cassie ne sait même pas à quel point il lui est redevable. Elle a réussi l’impossible. Depuis dimanche, il ne quitte son bureau que pour manger, dormir ou tenter de parler à Cassie. Depuis dimanche, son histoire lui parle. Peut-être parce qu’il a besoin de s’évader, peut-être parce que son nouvel atelier est magique, peut-être un peu des deux.
Il sera son propre héros. Un jeune graphiste en quête de lui-même, se plongeant dans les origines du mal et les mystères de la nature humaine afin de surmonter sa propre tragédie. Un voyage initiatique dans l’histoire des hommes. Peu importe le temps qu’il a passé à se morfondre devant sa feuille blanche. Dans ce lieu tout neuf, plein d’une énergie communicative, dédié à ses projets, il n’est plus seul face à lui-même. Cassie et son père lui offrent leur courage.
Il se glisse dans le gros fauteuil de cuir fauve, devant le mur de brique. Il y a découvert avec un cri de ravissement, heureusement sans témoins, un repose-pied assorti glissé sur le côté. Son classeur d’archives sur les genoux, un café en équilibre sur l’accoudoir, il couvre des pages et des pages de notes depuis des heures. Et il a beau se plonger dans ce genre de faits divers depuis presque un an, il reste stupéfait devant la créativité humaine en matière de meurtre. Immonde et fascinant.
La frontière peut être mince entre un coup de pied rageur dans un meuble et un coup de poing fatal dans un visage, certes, mais c’est un gouffre qui se creuse face à ces crimes de sang froid, préparés, savourés, répétés. Il tourne la page en se demandant, honnêtement, pourquoi se cogner un thème aussi morbide. Evidemment en rapport avec la mort de ses parents. Sans doute pour relativiser, plus probablement pour explorer les méandres de sa douleur. Peut-être pour s’occuper l’esprit avec quelque chose de bien plus violent que ce qui lui est arrivé, à lui. Ce qu’il raconte n’est finalement rien de plus que son cheminement personnel face à un drame, et au besoin de réponses qu’il engendre.
Se calant plus confortablement au fond du fauteuil, il empoigne son café, ouvre son classeur et se plonge dans l’histoire des pendus de Camden, une feuille et un crayon à portée de main.
Plongée dans la réserve de Lionel et Valérie, Cassie boit du petit lait, noyée sous les métrages de tissus. Elle adore fouiller dans la réserve.
— Bon, se résigne-t-elle après une heure à tâter et soupeser. Je m’arrête là pour aujourd’hui. Si je continue, je vais devoir tapisser les murs pour écouler tout ça.
— Je t’envoie la note, sourit Lionel. Comment va Sarah ?
— Sur un petit nuage.
— On a rencontré Julie samedi dernier, adorable.
— Ouais. Elle n’arrête pas de me répéter que le coup de foudre existe, et on dirait bien que c’est vrai.
Elle s’étire paresseusement tandis que Lionel range ses classeurs, un sourire amusé barrant son visage rond.
— Ce n’est pas moi qui prétendrai le contraire. J’ai craqué pour Valérie avant de lui parler. Mais s’il existe, il n’est pas toujours réciproque. J’ai ramé pendant trois mois.
— Ça en valait la peine, non ? Le taquine Cassie, rassemblant ses affaires éparpillées sur la table.
— Ça en vaut toujours la peine, quelle que soit l’issue. Ce qui me fait penser que tu ne t’en sors pas trop mal non plus. On s’est bien entendus avec Raph.
Cassie laisse échapper un grognement qui peut signifier à peu près tout et son contraire. Ce type la poursuit jusque chez ses fournisseurs, maintenant. Elle se redresse, vérifie sa montre et glisse sa sacoche sur son épaule.
— Je dois y aller, il faut encore que je passe chez Mag.
— Embrasse-la pour moi. Dis-donc, il y a quelque chose entre elle et Sylvain ?
— Il ne serait pas contre, en tous cas… zut !
Elle se frotte l’arête du nez. Allez savoir comment elle est passée de Sylvain à Emilie, mais…
— Tu as des embrasses de rideau en corde ? Ma cliente veut absolument de la corde.
— On a quelques modèles, oui. Tu veux...
Cassie se dégonfle. Lamentablement.
— Pas le temps. Tu connais les couleurs, rajoute-moi une petite sélection avec la livraison, d’accord ?
— Euh… oui, d’accord.
Il est surpris. Elle ne peut pas lui en vouloir, en cinq ans de collaboration, c’est la première fois qu’elle ne choisit pas elle-même un élément. Tant pis. Elle gère comme elle peut.
— C’est que je commence à être en retard, se justifie-t-elle, sinon je…
— Cassie !
Cette fois, elle risque d’être carrément à la bourre. Alors qu’ils repassent par la boutique, Valérie déboule comme une furie, la queue de cheval bondissant entre les omoplates.
— J’avais peur de t’avoir ratée, j’étais avec un client. Un vrai casse-bonbons. C’est toujours Lionel qui récupère les plus sympa, je ne comprends pas comment. Tu pars déjà ?
— Désolée, répond-elle en laissant Valérie l’étreindre. Je suis en retard.
— Tu repasses bientôt ?
— Je ne sais pas encore, je te passerai un coup de fil.
Cassie consulte discrètement sa montre. Elle va obliger Mag à l’attendre.
— D’accord, acquiesce Valérie. Oh ! Au fait, ton ami est passé la semaine dernière, il…
— Bon sang ! S’exclame subitement Lionel. J’avais complètement oublié. Je voulais absolument t’en parler samedi, mais il y avait tellement de monde…
Cassie interrompt sa progression vers la porte, perplexe.
— De quoi vous parlez ? Quel ami ? Raph ?
— Non, non, corrige Valérie. Ton ami décorateur. Monsieur André… non, euh… Andrews ! Voilà, c’est ça.
Une blague. Mon dieu, dites-moi que c’est une blague.
— Pardon ?
— Monsieur Andrews. Euh… il y a un problème ? Il m’a dit qu’il venait de ta part.
— Je… non. Aucun problème.
Inspire. Expire. Recommence et serre les dents.
— Qu’est-ce-qu’il voulait ? Souffle-t-elle.
— Trois mètres de cordelette. Une heure de parlotte pour trois mètres de cordelette, glousse-t-elle.
La colère. Cultiver la colère, prier pour que son corps ne la lâche pas. Poings serrés, mâchoires crispées, mais ça va, de la corde, bordel ! Il est venu chez ses fournisseurs à elle acheter sa cordelette, et sous son nom ! Il est venu chez ses fournisseurs. Ils l’ont vu.
— Un anglais, c’est ça ? Lance-t-elle avec un détachement plus ou moins bien feint.
— Oui, confirme Lionel. Pas un mot de français.
— Et… physiquement, il était comment ?
Valérie la contemple d’un œil surpris.
— Je croyais que tu le connaissais…
— Je ne l’ai jamais rencontré, on correspond uniquement par mail, invente-t-elle rapidement.
Un cauchemar. Elle est en train de mentir à des gens qu’elle estime plutôt que de les mettre en garde. Inspire, expire, serre, crispe. Souris.
— Ah, lâche Valérie. Ok. Attends, laisse-moi réfléchir. Grand, plus grand que Lionel, excentrique. Il n’a pas quitté son chapeau ni ses lunettes de soleil. Pantalon beige, chemise écossaise, un grand foulard imprimé, imperméable beige. Blanc, barbe rousse, un peu comme toi, c’est tout ce que j’ai vu. Je t’avoue que je n’ai pas fait très attention.
— Et ses yeux ? Tu n’as pas vu ses yeux ?
— Non, je te l’ai dit, il a gardé ses lunettes. Tu sais, entre le foulard, la barbe, les lunettes et le chapeau, je n’ai pas…
— Et ses cheveux ?
— Non, je…
— Il devait mesurer un mètre quatre-vingt, à peu près, intervient Lionel. Pas maigre, ni gros. Aucun signe distinctif excepté une chevalière dorée, je n’ai pas vu ce qui y était gravé. Courtois, la voix grave, très curieux. Il nous a posé beaucoup de questions sur toi, sur quoi tu travaillais, si tu venais souvent, ce que tu achetais. Il te passe le bonjour.
Inspire, expire, serre, crispe. Souris.
— Et c’était quand ?
— Samedi ! Claironne Valérie. Puisque je lui ai demandé s’il venait à ton anniversaire, il n’était pas sûr. En tous cas, je ne l’ai pas vu, ajoute-t-elle avec un regard interrogatif à Lionel.
Samedi. Son anniversaire.
— Cassie ?
La main de Lionel sur son épaule la fait tressaillir.
— Cassie, si tu as besoin de nous, tu sais où nous trouver, murmure-t-il. Je voulais justement t’en parler parce que je l’ai trouvé… pas net. Trop curieux.
Elle se contente de hocher la tête, pose les doigts sur la porte et s’enfuit littéralement. Leur adressant un vague signe de la main depuis l’autre côté de la vitre, elle constate que Lionel ne défronce pas les sourcils. Il n’est pas stupide, et le comportement qu’elle lui oppose nie tout ce qu’il est en droit d’attendre d’une supposée amie. Elle n’y peut rien, parce qu’elle n’en peut plus. Après trois mètres sur le trottoir, elle se penche dans le caniveau et rend son déjeuner.
Au même moment, Raph se redresse brusquement. Sa tasse de café froid se suicide sur le tapis tandis qu’il fixe son classeur avec un juron horrifié, les yeux écarquillés.