10
Cassie possède au moins deux choses : une volonté de fer et un bunker intérieur inviolable. Un petit déjeuner, trois quarts d’heure de voiture, huit heures d’affilée dans la même maison, et pas un mot ! Si Raph avait le moindre doute, la journée les lui ôte sans aucune pitié.
Il balance rageusement son crayon à l’autre bout de la pièce, empêtré de lui-même et de sa frustration. Comment peut-on s’abstraire à ce point de la réalité, le port altier et la boucle innocemment bouclée après la scène de la veille ?
Il gratifie les tréteaux de son bureau d’un coup de pied furieux, puis repose son classeur d’archives. Elle avait raison. Il ne sait ni quand ni comment s’est produit le basculement, encore moins pourquoi et n’a aucune idée de la profondeur de son état. Mais il veut plus, bien plus, qu’une partie de jambes en l’air.
Résultat, son dimanche est pourri. Impossible de bosser, impossible de dessiner, impossible de lire, impossible de se rouler dans la paille avec la décoratrice cloîtrée. Il se contente de ruminer sur sa chaise, peuplant les heures de jurons retentissants que même de là-haut, elle ne peut pas rater.
— Du délire, mon vieux Yoda, grogne-t-il en direction du bocal tanguant sur le radiateur. Tu ferais quoi, toi ?
Pour toute réponse, le poisson disparait d’un battement de nageoire derrière le décor Star Wars posé sur le sable bleu.
— Allo ?
— C’est moi. Faut qu’on cause, poulette.
Avec un soupir, Cassie se laisse tomber sur le fauteuil tout juste installé. Après avoir esquivé trois appels de Sarah, il lui fallait bien répondre, sous peine de la voir déclencher une alerte enlèvement.
— Ce soir, supplie-t-elle. On parlera ce soir.
— Non. Je veux savoir à quoi rime tout ce cirque. Ton attitude hier soir, tes cachotteries, et les draps défaits dans la chambre d’amis ! Bon sang, Cassie ! Tu l’as laissé dormir dans la chambre d’amis ?
— C’est un peu plus compliqué que ça.
— Je t’écoute.
— Je préfère vraiment te l’annoncer en face.
— Tu me parles maintenant, ou j’appelle Raph et je lui dis tout.
— Très bien, peste Cassie. Comme tu voudras ! Il est venu chez nous. Lui. Hier soir, j’ai senti sa présence, mais j’ai refusé d’y croire jusqu’à ce que je trouve une cordelette sur mon oreiller. Une petite, comme à l’époque, ces ignobles trucs brillants et colorés en forme de nœud coulant, presque jolis quand on ignore ce qui va avec. Raph a déboulé à ce moment-là. Je suis tombée dans les pommes, il a réclamé des explications que je lui ai refusées. Il a dormi de lui-même dans la chambre d’amis.
Le silence est lourd. Sarah traite l’information.
— Il est entré chez nous, articule-t-elle finalement d’une voix blanche. Il t’a vraiment retrouvée. Tu es en danger, Cassie.
— Oui, et toi aussi. Je fais changer les serrures demain.
— Il faudrait prévenir les… non, les flics, tu ne voudras jamais, je sais. Mais mon père ? On pourrait…
— Non.
— Cassie…
— Non ! Va chez tes parents, toi, tu peux…
— Non. Pas sans toi.
— Sarah…
— Non. Moi aussi, je peux être bornée. Je ne te laisserai pas toute seule. Il va falloir être particulièrement prudentes, on en reparlera ce soir. J’ai besoin de digérer. Et Cassie, arrête de jouer à l’autruche, nom de dieu ! Va voir Raph et parle-lui !
Après une bonne demi-heure d’efforts, en sueur mais du moins défoulé, Raph dépose sur le sol un Yoda très perturbé dans son bocal avant de s’écrouler à ses côtés. Et décide de fermer les yeux, juste quelques secondes, histoire de reposer son pauvre corps de graphiste peu habitué à l’effort.
Bien sûr, il s’endort. Et bien sûr, c’est dans cet état que le cueille Cassie, affalé contre le mur du couloir, tête dodelinante et filet de bave, du moins le suppose-t-il lorsqu’elle le réveille du bout de la botte.
Elle parcourt d’un regard interrogateur le capharnaüm du couloir, l’obligeant à rassembler ses esprits ensuqués pour faire de même. Et s’essuyer le coin de la bouche.
— Ah oui, marmonne-t-il, la bouche pâteuse. J’ai pris un peu d’avance sur mon ré-emménagement, ça m’a fatigué.
Ordinateur, scanner, imprimante, cartons, classeurs, valise et bocal, même le matelas. Il a tout remonté tout seul. Il est fier.
— Ça tombe bien, c’est terminé. Mais on t’a racheté un matelas, celui-ci ira en bas.
Elle parle ! En progrès. Il se demande même si elle ne ravale pas un sourire, là. Il prend le parti d’ignorer l’histoire du matelas et se lève d’un bond, évitant Yoda de peu.
— Je peux voir ?
— Oui. Commence par la chambre.
Bien plus excité que ne l’autorise la décence de ses trente-quatre ans, il s’approche lentement de la nouvelle cloison coulissante. Et silencieuse. Le panneau glisse sans un bruit.
Le tapis parait sortir tout droit d’un souk d’Egypte, les vieux coffres cloutés d’un grenier de baroudeur et le canapé de cuir du repaire d’Hemingway. Et des rangements ! Des rangements partout, des rangements fermés histoire de dissimuler la pagaille qu’il ne tardera pas à y semer, tiroirs, caisses, paniers, la vache, il a même un dressing !
Dans la pièce voisine, dorénavant accessible directement par la chambre, ses livres, partout. Un énorme fauteuil de cuir fauve et un grand bureau rouge laqué, des stores aux velux et des poutres flamboyantes, la tête lui tourne, des plantes vertes qu’il se promet de penser à arroser, des tapis bariolés, une table et trois chaises au centre de l’espace, Jésus Marie Joseph l’âne et le bœuf et les rois mages.
Et puis, sous l’unique fenêtre voilée d’un store à lamelles acajou, entre deux panneaux de liège piquetés de punaises et près d’un minuscule réfrigérateur orné d’une cafetière, un splendide bureau de dessinateur au plan de travail incliné.
Alors, oui, d’accord, visualisation, couleurs, empreintes et consorts. Mais là… là, il sent son père, il sent Cassie, et surtout, il se retrouve, lui. Raph effleure le bois du bureau d’une main respectueuse, éprouve les roulettes du fauteuil et replace le pot de crayons juché au sommet d’une console. Puis marche droit sur Cassie qui recule d’un pas, lui agrippe la nuque et glisse directement entre ses lèvres tout ce qu’il veut lui dire.
Elle commence par se raidir. Trois secondes, au moins. Qu’elle l’apprécie ou non, il semblerait bien que l’obsession soit réciproque, et cette constatation, en plus de ravir son assaillant, sert grandement ses desseins.
— Zut. Désolé, mais ce sera tout pour ce soir. Je suis à court de parachutes.
Cassie contemple la boîte de préservatifs vide qu’il lui présente d’un air déçu. Voilà qui simplifie son dilemme.
— De toute façon, je dois y aller, lâche-t-elle, s’arrachant avec regret à la chaleur du lit.
Elle n’avait pas prévu de se rouler dans les draps avec lui. Une fois de plus. Mais au premier pas qu’il a fait vers elle avec ce regard conquérant, elle a su qu’elle ne résisterait pas longtemps et effectivement, à peu près trois secondes, c’est le temps qu’il a fallu à Raphaël De Forest pour la réduire en gélatine. Glorieux, Cassie, glorieux.
Elle enfile sa culotte pourpre et sa chemise avec un soupir. Elle était prête à l’envoyer paître, mais il n’est pas revenu à la charge au sujet de la veille. Elle pensait s’en tenir à une politesse professionnelle, voilà qu’elle se retrouve à poil dans sa chambre. Et la cerise sur le gâteau, c’est qu’elle se sent coupable. Coupable de quoi, bon sang ? De le protéger ? Ça n’a pas de sens ! Pour la première fois en huit ans, Cassie Willis n’est pas si certaine de la ligne de conduite qu’elle s’est fixée, et le phénomène est aussi irritant qu’incompréhensible. Assez de mélodrame, se morigène-t-elle en se glissant dans ses bottines. Rentre. Va te noyer dans l’alcool.
— Pourquoi ? Demande-t-il soudain.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu dois y aller ?
— Parce que je n’habite pas ici.
— Ça ne t’empêche pas d’y passer la nuit si tu y es invitée. Et tu l’es.
— Non, mais merci. J’ai pas mal de choses à mettre au point d’ici demain. Quant à toi, tu as du rangement à faire et des bureaux à essayer. Il reste plusieurs cartons non vidés dans l’atelier.
Ben voyons. Raph roule sur le dos, déçu. Elle fuit, pour changer.
— Tu as du bol que je n’aie plus de capotes, grogne-t-il, j’en aurais utilisé deux ou trois pour t’attacher au lit.
Elle lutte pour ne pas rire, il le voit, et ça lui plait.
— Cassie, attends, l’arrête-t-il alors qu’elle ramasse sa sacoche. Merci. Pour la chambre, l’atelier, tout.
— Pas de quoi. Tu as payé pour.
— Ouais, mais c’est plus que ça. Il y a une patte incroyable. Beaucoup de la mienne, un peu de celle de mon père –c’était son bureau, tu sais ?– et un petit bout de la tienne, je la sens. Pour moi, ce que tu as fait n’a pas de prix.
Elle triture la lanière de sa sacoche, très visiblement embarrassée, et il décide d’en rajouter une couche. Encore que pour celle-ci, il est lui-même plus que mal à l’aise. Il se penche pour ramasser son jean et fouille dans la poche arrière.
— Je n’ai pas fini, bougonne-t-il. J’ai… un truc pour toi. Trois fois rien, hein, comme tu ne m’as averti qu’hier, j’ai dû faire avec les moyens du bord, mais… bon. Voilà. C’est pour toi. Bon anniversaire.
Cassie contemple avec perplexité l’enveloppe froissée qu’il vient d’extirper de son jean. Un cadeau ? De lui ? Pour elle ? Ça rentre dans sa ligne de conduite, un truc pareil ? Mais Raph semble tellement gêné, et est tellement peu souvent gêné, qu’elle ne peut que se rassoir au bord du lit pour décacheter l’enveloppe.
Une paire de minuscules boucles d’oreilles lui glisse dans la main. Deux montures en argent, l’une supportant une tête de loup, la seconde une tête d’agneau, manifestement imprimées recto-verso et plastifiées. Un bon pour une nuit de sexe bestial aurait été beaucoup plus facile à gérer.
— Je sais que c’est naze, marmonne-t-il en tirant sur la couette. J’aurais pu trouver plus classe avec un peu plus de temps, mais là, j’avais le choix entre bricoler un truc ou piquer quelque chose à ma sœur, et je me suis dit que tu apprécierais moyennement la deuxième option. Et comme je suis assez premier degré question symboles… D’un côté la Cassie au regard impénétrable, sauvage et mystérieuse, la louve. De l’autre la Cassie en confiance, drôle et ouverte, l’agneau. D’ailleurs, si tu regardes de près, ils ont tous les deux les yeux verts. J’avoue, j’ai quand même dépiauté de vieilles boucles d’oreilles d’Emilie pour récupérer les attaches, mais je voulais absolument…
— Raph, murmure-t-elle. Elles sont… c’est… merci. Mais tu n’étais pas obligé…
— Non, je n’étais pas obligé. J’avais envie. Et contrairement à toi, je fais confiance à mes envies.
— Merci. Je… j’adore.
Elle détaille le creux de sa main encore un moment, incapable de trouver quoi dire ni comment endiguer l’émotion qu’il a provoquée. C’est probablement le cadeau le plus personnel qu’on lui ait jamais fait, les boules de geisha offertes par Sarah l’année dernière étant hors concours.
— Je… je dois y aller. Je… zut ! Je ne sais pas quoi dire.
— Tu es gênée ?
— Mmm.
— Un peu agacée ?
— Mmm.
— Un peu touchée ?
— Oui, soupire-t-elle.
— Cool, se rengorge-t-il, croisant les doigts sur sa nuque.
— Je… et mince ! J’y vais. Merci.
Elle se hâte vers la porte, la fait coulisser d’une main, et se retrouve nez à nez avec Emilie De Forest.
Raph s’immobilise, indécis. Il aurait préféré que sa sœur l’apprenne autrement, mais ma foi… Après un éclair de surprise, les yeux gris virent à l’orage. Les sourcils arquent leur ligne parfaite, les lèvres fines esquissent un mouvement vers le bas. Puis Emilie l’aperçoit, nu dans son lit, et pâlit franchement.
— Qu’est-ce-que… qu’est-ce-que… Raph ! Tu as couché avec elle ?
Aïe. La voix grimpant dangereusement dans les aigus, Emilie s’agrippe au chambranle, littéralement suffoquée. Raph se redresse. Il se doutait que sa sœur ne serait pas ravie, mais sa réaction va bien au-delà de ce qu’il imaginait.
— Vous… siffle-t-elle en s’approchant de Cassie. Vous…
Raph bondit de son lit et enroulé dans son drap, intervient au moment où Emilie lève la main.
— Emilie ! S’écrie-t-il, lui saisissant le poignet. Tu as pété les plombs ? Qu’est-ce-qui te prend ?
Elle a voulu gifler Cassie ? C’est une blague ? Sidéré, il s’interpose entre les deux femmes, défiant sa sœur du regard.
— Qu’est-ce-qui me prend, moi ? Crache Emilie, se dégageant vivement. Tu plaisantes ? Tu as… tu as…
— Oui, j’ai couché avec Cassie, et alors ?
— Mais tu es complètement idiot ? Tu ne te rends pas compte qu’elle te manipule ? Cette… cette…
Raph écarquille les yeux. Emilie s’étouffe de rage.
— Emilie, j’ai trente-quatre ans ! Réplique-t-il, au moins aussi furieux. Je suis assez grand pour partager mon lit avec qui je veux, de mon plein gré, sans avoir à te demander la permission !
— Mais Raph, cette traînée est mariée !
— Emilie, ça suffit ! Arrête tes… quoi ?
— Ouvre les yeux ! Elle a une alliance ! Elle te mène en bateau depuis le début !
Raph se fige, le souffle coupé, puis pivote lentement. Lorsqu’il baisse les yeux sur la main que Cassie ne dissimule pas, il se dit que ça doit ressembler à ça, un arrêt cardiaque.
— Cassie ? Cassie, qu’est-ce-que…
Elle hésite une fraction de seconde, manipulant l’anneau d’or à son annulaire gauche. Son alliance a toujours été un bon moyen de tenir les hommes à distance. Pourtant, en ouvrant la bouche, elle sait déjà qu’elle va dire la vérité.
— Je suis veuve.
Emilie tressaille, Raph se passe une main sur les yeux.
— Elle te ment ! Raph, ne te laisse pas…
— Emilie, sors.
— Quoi ?
— Dégage !
Sans ménagement, Raph s’empare du bras de sa sœur, la repousse à l’extérieur de la pièce et fait coulisser la cloison avant de faire face à Cassie, bras croisés.
— Bon sang, Cassie ! S’exclame-t-il après de longues secondes. Tu n’as rien à me dire ?
— Je ne t’ai rien caché, soupire-t-elle avec un haussement d’épaules. Je porte mon alliance depuis le début, je pensais que tu l’avais remarquée. Mon mari est mort il y a huit ans. Fin de l’histoire.
— Dans ce cas, pourquoi tu la portes encore ?
— Par respect pour lui.
— C’est du respect, de t’envoyer en l’air avec moi la bague de ton défunt mari au doigt ?
Ça, ça fait mal. Elle ne peut pas lui en vouloir de la juger, elle ne lui offre qu’une partie des éléments. Mais ça fait mal, et elle ne s’y attendait pas.
— C’est pour ça que je maintiens la frontière, murmure-t-elle. Je t’ai offert mon cul. Mon mari garde mon âme.
Raph se détourne pour gratifier sa commode d’un coup de pied.
— Je ne peux pas lutter contre ça, souffle-t-il.
Cassie se blinde. Il irradie… quelque chose qu’elle n’a ni l’envie, ni le courage d’approfondir. A tel point que ses couleurs lui battent les tempes, luttant pour envahir son champ de vision.
— Je ne te le demande pas, réplique-t-elle doucement, marchant vers la porte pour la débloquer. Je n’ai pas envie de parler à ta sœur. Si elle veut me virer, qu’elle laisse un message sur mon portable. Si sa maison passe avant, je serai là demain matin. Je suis désolée, Raph, ajoute-t-elle sans se retourner. Je pensais sincèrement que tu l’avais vue.
Tête haute, Cassie Willis. Elle descend l’escalier sans flancher, ignore Emilie assise dans le salon et court s’enfermer dans la voiture. Là, avant de s’abandonner contre le volant, elle inspecte les alentours d’un œil… paranoïaque, sans doute. Personne. Et pourtant, ce poids sur sa nuque.
Un mari. Il ne l’a pas vu venir, le coup du mari. Et bien qu’expliquant certains aspects du comportement de Cassie, il ne sait pas quoi en faire. Raph achève d’enfiler un tee-shirt lorsqu’Emilie apparait dans l’encadrement de la porte. Il ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Ton comportement me dépasse, lance-t-il d’un ton las. Non, laisse-moi parler. Ma vie personnelle ne te regarde pas, ma vie sexuelle encore moins. Je suis prêt à beaucoup de choses pour t’aider, Em. Je sais que tu souffres. Mais je ne te laisserai pas m’entraîner dans tes délires.
— Cette fille…
— Cette fille me plait !
Il marche vers elle et lui empoigne les épaules.
— Qu’est-ce-que tu as contre elle ? Explique-moi !
— Je ne peux pas, grimace-t-elle. Il ne faut pas. Raph, cette fille est nocive.
— Mais en quoi, enfin ?
— Je le sais, c’est tout. Tu dois me faire confiance.
Il laisse retomber ses mains et recule lentement, totalement dépassé.
— Comment ? Em, comment veux-tu que je te fasse confiance ? Tu ne me dis rien, ton comportement est incohérent, tu… tu devrais retourner voir quelqu’un. Un thérapeute.
— Un thérapeute ? Ricane-t-elle. Je n’ai pas besoin de thérapeute. J’ai besoin que tu t’éloignes de cette…
— Stop !
Un ange passe, dans le jour déclinant enveloppant le frère et la sœur. Puis Raph secoue la tête.
— Je vais continuer à la voir. Je ne peux pas faire autrement, parce que j’ai besoin de ce qu’elle allume chez moi, et le fait de la virer n’y changera rien. Si tu continues à l’insulter ou à interférer dans nos rapports, je déménagerai.
Emilie accuse le choc. Blême sous son casque blond, elle se laisser tomber sur le canapé et entreprend de se masser les tempes.
— Raph, je t’en supplie… ne m’impose pas ça.
Il ne répond pas, luttant pied à pied contre son instinct. Il doit montrer l’exemple. Vivre sa vie, cesser d’errer dans l’ombre de leurs parents. Se battre pour ce qui compte.
Elle parcourt la pièce d’un regard trouble, jusqu’à l’atelier visible par la cloison ouverte.
— Je ne peux pas la virer. Elle travaille bien, et j’ai… j’ai trop besoin de ça, renifle-t-elle, enfouissant son visage entre ses doigts. J’ai besoin de voir la maison changer. Elle sait…
— Oui, souffle Raph, elle sait. Je comprends d’autant moins ce que tu lui reproches. Ça a un lien avec moi ? Je serai toujours là, tu sais, murmure-t-il, s’agenouillant devant elle. Cassie n’y changera rien.
— Tu ne comprends pas ! Elle… elle va te faire du mal. Elle va nous faire du mal à tous les deux ! Maman n’aurait jamais….
— N’essaye même pas de les utiliser contre moi, grince-t-il, les yeux étrécis. Et si Cassie m’amoche le cœur, je survivrai. Je ne vois pas le rapport avec toi.
Elle l’observe un instant, complètement défaite. Puis se roule en boule sur le canapé, sans aucune considération pour ses talons aiguille sur le cuir fauve.
— J’ai… mal à la tête, Raph, hoquète-t-elle. Aide-moi.
Il l’attire contre lui, encaissant la souffrance de sa sœur comme la sienne. Emilie pleure à gros sanglots hystériques et si ce n’est pas la première fois, c’est la première fois qu’il ne la comprend pas.
— Dis-moi comment, Em, supplie-t-il. Explique-moi. Laisse-moi entrer dans ta vie, demande-moi ce que tu veux tant qu’il ne s’agit pas de renier ma vie ou Cassie, et je le ferai. Parle-moi.
Les sanglots redoublent. Il se contente de la garder contre lui, la laissant étouffer ses larmes dans son T-shirt, le cœur en miettes d’assister à la noyade sans fin de sa sœur.
Il balance rageusement son crayon à l’autre bout de la pièce, empêtré de lui-même et de sa frustration. Comment peut-on s’abstraire à ce point de la réalité, le port altier et la boucle innocemment bouclée après la scène de la veille ?
Il gratifie les tréteaux de son bureau d’un coup de pied furieux, puis repose son classeur d’archives. Elle avait raison. Il ne sait ni quand ni comment s’est produit le basculement, encore moins pourquoi et n’a aucune idée de la profondeur de son état. Mais il veut plus, bien plus, qu’une partie de jambes en l’air.
Résultat, son dimanche est pourri. Impossible de bosser, impossible de dessiner, impossible de lire, impossible de se rouler dans la paille avec la décoratrice cloîtrée. Il se contente de ruminer sur sa chaise, peuplant les heures de jurons retentissants que même de là-haut, elle ne peut pas rater.
— Du délire, mon vieux Yoda, grogne-t-il en direction du bocal tanguant sur le radiateur. Tu ferais quoi, toi ?
Pour toute réponse, le poisson disparait d’un battement de nageoire derrière le décor Star Wars posé sur le sable bleu.
— Allo ?
— C’est moi. Faut qu’on cause, poulette.
Avec un soupir, Cassie se laisse tomber sur le fauteuil tout juste installé. Après avoir esquivé trois appels de Sarah, il lui fallait bien répondre, sous peine de la voir déclencher une alerte enlèvement.
— Ce soir, supplie-t-elle. On parlera ce soir.
— Non. Je veux savoir à quoi rime tout ce cirque. Ton attitude hier soir, tes cachotteries, et les draps défaits dans la chambre d’amis ! Bon sang, Cassie ! Tu l’as laissé dormir dans la chambre d’amis ?
— C’est un peu plus compliqué que ça.
— Je t’écoute.
— Je préfère vraiment te l’annoncer en face.
— Tu me parles maintenant, ou j’appelle Raph et je lui dis tout.
— Très bien, peste Cassie. Comme tu voudras ! Il est venu chez nous. Lui. Hier soir, j’ai senti sa présence, mais j’ai refusé d’y croire jusqu’à ce que je trouve une cordelette sur mon oreiller. Une petite, comme à l’époque, ces ignobles trucs brillants et colorés en forme de nœud coulant, presque jolis quand on ignore ce qui va avec. Raph a déboulé à ce moment-là. Je suis tombée dans les pommes, il a réclamé des explications que je lui ai refusées. Il a dormi de lui-même dans la chambre d’amis.
Le silence est lourd. Sarah traite l’information.
— Il est entré chez nous, articule-t-elle finalement d’une voix blanche. Il t’a vraiment retrouvée. Tu es en danger, Cassie.
— Oui, et toi aussi. Je fais changer les serrures demain.
— Il faudrait prévenir les… non, les flics, tu ne voudras jamais, je sais. Mais mon père ? On pourrait…
— Non.
— Cassie…
— Non ! Va chez tes parents, toi, tu peux…
— Non. Pas sans toi.
— Sarah…
— Non. Moi aussi, je peux être bornée. Je ne te laisserai pas toute seule. Il va falloir être particulièrement prudentes, on en reparlera ce soir. J’ai besoin de digérer. Et Cassie, arrête de jouer à l’autruche, nom de dieu ! Va voir Raph et parle-lui !
Après une bonne demi-heure d’efforts, en sueur mais du moins défoulé, Raph dépose sur le sol un Yoda très perturbé dans son bocal avant de s’écrouler à ses côtés. Et décide de fermer les yeux, juste quelques secondes, histoire de reposer son pauvre corps de graphiste peu habitué à l’effort.
Bien sûr, il s’endort. Et bien sûr, c’est dans cet état que le cueille Cassie, affalé contre le mur du couloir, tête dodelinante et filet de bave, du moins le suppose-t-il lorsqu’elle le réveille du bout de la botte.
Elle parcourt d’un regard interrogateur le capharnaüm du couloir, l’obligeant à rassembler ses esprits ensuqués pour faire de même. Et s’essuyer le coin de la bouche.
— Ah oui, marmonne-t-il, la bouche pâteuse. J’ai pris un peu d’avance sur mon ré-emménagement, ça m’a fatigué.
Ordinateur, scanner, imprimante, cartons, classeurs, valise et bocal, même le matelas. Il a tout remonté tout seul. Il est fier.
— Ça tombe bien, c’est terminé. Mais on t’a racheté un matelas, celui-ci ira en bas.
Elle parle ! En progrès. Il se demande même si elle ne ravale pas un sourire, là. Il prend le parti d’ignorer l’histoire du matelas et se lève d’un bond, évitant Yoda de peu.
— Je peux voir ?
— Oui. Commence par la chambre.
Bien plus excité que ne l’autorise la décence de ses trente-quatre ans, il s’approche lentement de la nouvelle cloison coulissante. Et silencieuse. Le panneau glisse sans un bruit.
Le tapis parait sortir tout droit d’un souk d’Egypte, les vieux coffres cloutés d’un grenier de baroudeur et le canapé de cuir du repaire d’Hemingway. Et des rangements ! Des rangements partout, des rangements fermés histoire de dissimuler la pagaille qu’il ne tardera pas à y semer, tiroirs, caisses, paniers, la vache, il a même un dressing !
Dans la pièce voisine, dorénavant accessible directement par la chambre, ses livres, partout. Un énorme fauteuil de cuir fauve et un grand bureau rouge laqué, des stores aux velux et des poutres flamboyantes, la tête lui tourne, des plantes vertes qu’il se promet de penser à arroser, des tapis bariolés, une table et trois chaises au centre de l’espace, Jésus Marie Joseph l’âne et le bœuf et les rois mages.
Et puis, sous l’unique fenêtre voilée d’un store à lamelles acajou, entre deux panneaux de liège piquetés de punaises et près d’un minuscule réfrigérateur orné d’une cafetière, un splendide bureau de dessinateur au plan de travail incliné.
Alors, oui, d’accord, visualisation, couleurs, empreintes et consorts. Mais là… là, il sent son père, il sent Cassie, et surtout, il se retrouve, lui. Raph effleure le bois du bureau d’une main respectueuse, éprouve les roulettes du fauteuil et replace le pot de crayons juché au sommet d’une console. Puis marche droit sur Cassie qui recule d’un pas, lui agrippe la nuque et glisse directement entre ses lèvres tout ce qu’il veut lui dire.
Elle commence par se raidir. Trois secondes, au moins. Qu’elle l’apprécie ou non, il semblerait bien que l’obsession soit réciproque, et cette constatation, en plus de ravir son assaillant, sert grandement ses desseins.
— Zut. Désolé, mais ce sera tout pour ce soir. Je suis à court de parachutes.
Cassie contemple la boîte de préservatifs vide qu’il lui présente d’un air déçu. Voilà qui simplifie son dilemme.
— De toute façon, je dois y aller, lâche-t-elle, s’arrachant avec regret à la chaleur du lit.
Elle n’avait pas prévu de se rouler dans les draps avec lui. Une fois de plus. Mais au premier pas qu’il a fait vers elle avec ce regard conquérant, elle a su qu’elle ne résisterait pas longtemps et effectivement, à peu près trois secondes, c’est le temps qu’il a fallu à Raphaël De Forest pour la réduire en gélatine. Glorieux, Cassie, glorieux.
Elle enfile sa culotte pourpre et sa chemise avec un soupir. Elle était prête à l’envoyer paître, mais il n’est pas revenu à la charge au sujet de la veille. Elle pensait s’en tenir à une politesse professionnelle, voilà qu’elle se retrouve à poil dans sa chambre. Et la cerise sur le gâteau, c’est qu’elle se sent coupable. Coupable de quoi, bon sang ? De le protéger ? Ça n’a pas de sens ! Pour la première fois en huit ans, Cassie Willis n’est pas si certaine de la ligne de conduite qu’elle s’est fixée, et le phénomène est aussi irritant qu’incompréhensible. Assez de mélodrame, se morigène-t-elle en se glissant dans ses bottines. Rentre. Va te noyer dans l’alcool.
— Pourquoi ? Demande-t-il soudain.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu dois y aller ?
— Parce que je n’habite pas ici.
— Ça ne t’empêche pas d’y passer la nuit si tu y es invitée. Et tu l’es.
— Non, mais merci. J’ai pas mal de choses à mettre au point d’ici demain. Quant à toi, tu as du rangement à faire et des bureaux à essayer. Il reste plusieurs cartons non vidés dans l’atelier.
Ben voyons. Raph roule sur le dos, déçu. Elle fuit, pour changer.
— Tu as du bol que je n’aie plus de capotes, grogne-t-il, j’en aurais utilisé deux ou trois pour t’attacher au lit.
Elle lutte pour ne pas rire, il le voit, et ça lui plait.
— Cassie, attends, l’arrête-t-il alors qu’elle ramasse sa sacoche. Merci. Pour la chambre, l’atelier, tout.
— Pas de quoi. Tu as payé pour.
— Ouais, mais c’est plus que ça. Il y a une patte incroyable. Beaucoup de la mienne, un peu de celle de mon père –c’était son bureau, tu sais ?– et un petit bout de la tienne, je la sens. Pour moi, ce que tu as fait n’a pas de prix.
Elle triture la lanière de sa sacoche, très visiblement embarrassée, et il décide d’en rajouter une couche. Encore que pour celle-ci, il est lui-même plus que mal à l’aise. Il se penche pour ramasser son jean et fouille dans la poche arrière.
— Je n’ai pas fini, bougonne-t-il. J’ai… un truc pour toi. Trois fois rien, hein, comme tu ne m’as averti qu’hier, j’ai dû faire avec les moyens du bord, mais… bon. Voilà. C’est pour toi. Bon anniversaire.
Cassie contemple avec perplexité l’enveloppe froissée qu’il vient d’extirper de son jean. Un cadeau ? De lui ? Pour elle ? Ça rentre dans sa ligne de conduite, un truc pareil ? Mais Raph semble tellement gêné, et est tellement peu souvent gêné, qu’elle ne peut que se rassoir au bord du lit pour décacheter l’enveloppe.
Une paire de minuscules boucles d’oreilles lui glisse dans la main. Deux montures en argent, l’une supportant une tête de loup, la seconde une tête d’agneau, manifestement imprimées recto-verso et plastifiées. Un bon pour une nuit de sexe bestial aurait été beaucoup plus facile à gérer.
— Je sais que c’est naze, marmonne-t-il en tirant sur la couette. J’aurais pu trouver plus classe avec un peu plus de temps, mais là, j’avais le choix entre bricoler un truc ou piquer quelque chose à ma sœur, et je me suis dit que tu apprécierais moyennement la deuxième option. Et comme je suis assez premier degré question symboles… D’un côté la Cassie au regard impénétrable, sauvage et mystérieuse, la louve. De l’autre la Cassie en confiance, drôle et ouverte, l’agneau. D’ailleurs, si tu regardes de près, ils ont tous les deux les yeux verts. J’avoue, j’ai quand même dépiauté de vieilles boucles d’oreilles d’Emilie pour récupérer les attaches, mais je voulais absolument…
— Raph, murmure-t-elle. Elles sont… c’est… merci. Mais tu n’étais pas obligé…
— Non, je n’étais pas obligé. J’avais envie. Et contrairement à toi, je fais confiance à mes envies.
— Merci. Je… j’adore.
Elle détaille le creux de sa main encore un moment, incapable de trouver quoi dire ni comment endiguer l’émotion qu’il a provoquée. C’est probablement le cadeau le plus personnel qu’on lui ait jamais fait, les boules de geisha offertes par Sarah l’année dernière étant hors concours.
— Je… je dois y aller. Je… zut ! Je ne sais pas quoi dire.
— Tu es gênée ?
— Mmm.
— Un peu agacée ?
— Mmm.
— Un peu touchée ?
— Oui, soupire-t-elle.
— Cool, se rengorge-t-il, croisant les doigts sur sa nuque.
— Je… et mince ! J’y vais. Merci.
Elle se hâte vers la porte, la fait coulisser d’une main, et se retrouve nez à nez avec Emilie De Forest.
Raph s’immobilise, indécis. Il aurait préféré que sa sœur l’apprenne autrement, mais ma foi… Après un éclair de surprise, les yeux gris virent à l’orage. Les sourcils arquent leur ligne parfaite, les lèvres fines esquissent un mouvement vers le bas. Puis Emilie l’aperçoit, nu dans son lit, et pâlit franchement.
— Qu’est-ce-que… qu’est-ce-que… Raph ! Tu as couché avec elle ?
Aïe. La voix grimpant dangereusement dans les aigus, Emilie s’agrippe au chambranle, littéralement suffoquée. Raph se redresse. Il se doutait que sa sœur ne serait pas ravie, mais sa réaction va bien au-delà de ce qu’il imaginait.
— Vous… siffle-t-elle en s’approchant de Cassie. Vous…
Raph bondit de son lit et enroulé dans son drap, intervient au moment où Emilie lève la main.
— Emilie ! S’écrie-t-il, lui saisissant le poignet. Tu as pété les plombs ? Qu’est-ce-qui te prend ?
Elle a voulu gifler Cassie ? C’est une blague ? Sidéré, il s’interpose entre les deux femmes, défiant sa sœur du regard.
— Qu’est-ce-qui me prend, moi ? Crache Emilie, se dégageant vivement. Tu plaisantes ? Tu as… tu as…
— Oui, j’ai couché avec Cassie, et alors ?
— Mais tu es complètement idiot ? Tu ne te rends pas compte qu’elle te manipule ? Cette… cette…
Raph écarquille les yeux. Emilie s’étouffe de rage.
— Emilie, j’ai trente-quatre ans ! Réplique-t-il, au moins aussi furieux. Je suis assez grand pour partager mon lit avec qui je veux, de mon plein gré, sans avoir à te demander la permission !
— Mais Raph, cette traînée est mariée !
— Emilie, ça suffit ! Arrête tes… quoi ?
— Ouvre les yeux ! Elle a une alliance ! Elle te mène en bateau depuis le début !
Raph se fige, le souffle coupé, puis pivote lentement. Lorsqu’il baisse les yeux sur la main que Cassie ne dissimule pas, il se dit que ça doit ressembler à ça, un arrêt cardiaque.
— Cassie ? Cassie, qu’est-ce-que…
Elle hésite une fraction de seconde, manipulant l’anneau d’or à son annulaire gauche. Son alliance a toujours été un bon moyen de tenir les hommes à distance. Pourtant, en ouvrant la bouche, elle sait déjà qu’elle va dire la vérité.
— Je suis veuve.
Emilie tressaille, Raph se passe une main sur les yeux.
— Elle te ment ! Raph, ne te laisse pas…
— Emilie, sors.
— Quoi ?
— Dégage !
Sans ménagement, Raph s’empare du bras de sa sœur, la repousse à l’extérieur de la pièce et fait coulisser la cloison avant de faire face à Cassie, bras croisés.
— Bon sang, Cassie ! S’exclame-t-il après de longues secondes. Tu n’as rien à me dire ?
— Je ne t’ai rien caché, soupire-t-elle avec un haussement d’épaules. Je porte mon alliance depuis le début, je pensais que tu l’avais remarquée. Mon mari est mort il y a huit ans. Fin de l’histoire.
— Dans ce cas, pourquoi tu la portes encore ?
— Par respect pour lui.
— C’est du respect, de t’envoyer en l’air avec moi la bague de ton défunt mari au doigt ?
Ça, ça fait mal. Elle ne peut pas lui en vouloir de la juger, elle ne lui offre qu’une partie des éléments. Mais ça fait mal, et elle ne s’y attendait pas.
— C’est pour ça que je maintiens la frontière, murmure-t-elle. Je t’ai offert mon cul. Mon mari garde mon âme.
Raph se détourne pour gratifier sa commode d’un coup de pied.
— Je ne peux pas lutter contre ça, souffle-t-il.
Cassie se blinde. Il irradie… quelque chose qu’elle n’a ni l’envie, ni le courage d’approfondir. A tel point que ses couleurs lui battent les tempes, luttant pour envahir son champ de vision.
— Je ne te le demande pas, réplique-t-elle doucement, marchant vers la porte pour la débloquer. Je n’ai pas envie de parler à ta sœur. Si elle veut me virer, qu’elle laisse un message sur mon portable. Si sa maison passe avant, je serai là demain matin. Je suis désolée, Raph, ajoute-t-elle sans se retourner. Je pensais sincèrement que tu l’avais vue.
Tête haute, Cassie Willis. Elle descend l’escalier sans flancher, ignore Emilie assise dans le salon et court s’enfermer dans la voiture. Là, avant de s’abandonner contre le volant, elle inspecte les alentours d’un œil… paranoïaque, sans doute. Personne. Et pourtant, ce poids sur sa nuque.
Un mari. Il ne l’a pas vu venir, le coup du mari. Et bien qu’expliquant certains aspects du comportement de Cassie, il ne sait pas quoi en faire. Raph achève d’enfiler un tee-shirt lorsqu’Emilie apparait dans l’encadrement de la porte. Il ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Ton comportement me dépasse, lance-t-il d’un ton las. Non, laisse-moi parler. Ma vie personnelle ne te regarde pas, ma vie sexuelle encore moins. Je suis prêt à beaucoup de choses pour t’aider, Em. Je sais que tu souffres. Mais je ne te laisserai pas m’entraîner dans tes délires.
— Cette fille…
— Cette fille me plait !
Il marche vers elle et lui empoigne les épaules.
— Qu’est-ce-que tu as contre elle ? Explique-moi !
— Je ne peux pas, grimace-t-elle. Il ne faut pas. Raph, cette fille est nocive.
— Mais en quoi, enfin ?
— Je le sais, c’est tout. Tu dois me faire confiance.
Il laisse retomber ses mains et recule lentement, totalement dépassé.
— Comment ? Em, comment veux-tu que je te fasse confiance ? Tu ne me dis rien, ton comportement est incohérent, tu… tu devrais retourner voir quelqu’un. Un thérapeute.
— Un thérapeute ? Ricane-t-elle. Je n’ai pas besoin de thérapeute. J’ai besoin que tu t’éloignes de cette…
— Stop !
Un ange passe, dans le jour déclinant enveloppant le frère et la sœur. Puis Raph secoue la tête.
— Je vais continuer à la voir. Je ne peux pas faire autrement, parce que j’ai besoin de ce qu’elle allume chez moi, et le fait de la virer n’y changera rien. Si tu continues à l’insulter ou à interférer dans nos rapports, je déménagerai.
Emilie accuse le choc. Blême sous son casque blond, elle se laisser tomber sur le canapé et entreprend de se masser les tempes.
— Raph, je t’en supplie… ne m’impose pas ça.
Il ne répond pas, luttant pied à pied contre son instinct. Il doit montrer l’exemple. Vivre sa vie, cesser d’errer dans l’ombre de leurs parents. Se battre pour ce qui compte.
Elle parcourt la pièce d’un regard trouble, jusqu’à l’atelier visible par la cloison ouverte.
— Je ne peux pas la virer. Elle travaille bien, et j’ai… j’ai trop besoin de ça, renifle-t-elle, enfouissant son visage entre ses doigts. J’ai besoin de voir la maison changer. Elle sait…
— Oui, souffle Raph, elle sait. Je comprends d’autant moins ce que tu lui reproches. Ça a un lien avec moi ? Je serai toujours là, tu sais, murmure-t-il, s’agenouillant devant elle. Cassie n’y changera rien.
— Tu ne comprends pas ! Elle… elle va te faire du mal. Elle va nous faire du mal à tous les deux ! Maman n’aurait jamais….
— N’essaye même pas de les utiliser contre moi, grince-t-il, les yeux étrécis. Et si Cassie m’amoche le cœur, je survivrai. Je ne vois pas le rapport avec toi.
Elle l’observe un instant, complètement défaite. Puis se roule en boule sur le canapé, sans aucune considération pour ses talons aiguille sur le cuir fauve.
— J’ai… mal à la tête, Raph, hoquète-t-elle. Aide-moi.
Il l’attire contre lui, encaissant la souffrance de sa sœur comme la sienne. Emilie pleure à gros sanglots hystériques et si ce n’est pas la première fois, c’est la première fois qu’il ne la comprend pas.
— Dis-moi comment, Em, supplie-t-il. Explique-moi. Laisse-moi entrer dans ta vie, demande-moi ce que tu veux tant qu’il ne s’agit pas de renier ma vie ou Cassie, et je le ferai. Parle-moi.
Les sanglots redoublent. Il se contente de la garder contre lui, la laissant étouffer ses larmes dans son T-shirt, le cœur en miettes d’assister à la noyade sans fin de sa sœur.