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Si Cassandra Willis avait eu la moindre idée des conséquences qu’un tutoiement aurait sur le cours de sa vie, elle aurait sans doute changé de métier, de nom et de numéro de téléphone bien avant l’irruption de Raphaël De Forest. Parce que rien, dans ce que ce simple tutoiement allait enclencher, ne faisait partie de son plan de départ. Comme quoi l’ignorance a du bon : elle peut même, parfois, sauver des vies.
Allez lui expliquer, à Cassie. Poings sur les hanches et paupières closes, émotions verrouillées et ligne de conduite bien définie, elle repousse d’un coup d’épaule ses lourdes boucles, concentrée sur sa tâche. Vert prairie, crème rosé. Une touche de pain d’épice pour le mur de gauche. Son monde est compact, son travail cadré, le comble pour une femme dotée de ses aptitudes, mais elle a toujours été douée pour slalomer entre les points d’interrogation. Fuite, dérobade ou esquive, Cassie maîtrise à tel point qu’elle ne réalise même pas qu’elle fuit.
Plantée au beau milieu de la pièce vide, elle parcourt des yeux les murs fraîchement apprêtés. Enfin, des yeux… si, des yeux. Certains lisent l’avenir, elle lit les murs, chacun son truc. Elle s’étire avec délices, les pores en effervescence. Et c’est là, en pleine communion avec une vieille bâtisse frustrée de grisaille, entre les couinements de ses épaisses semelles sur la bâche de protection et le soleil matinal lui chauffant les taches de rousseur à travers la baie vitrée, que se manifeste le premier frisson glacé. A peine un frémissement, pas de quoi fouetter un chat. Un frémissement, ça s’ignore, elle a du travail et puis ça ne veut rien dire, sans doute son débardeur est-il trop léger pour la fraîcheur matinale. Oui, voilà. elle va remettre son gilet. Elle ignore donc l’avertissement et se concentre sur son kaléidoscope intérieur, enregistrant mentalement les teintes des futures peintures. Vert prairie, crème rosé. Une touche de pain d’épice pour le mur de gauche.
— Cassie ? T’as fini ? Je peux entrer ?
La voix de Sylvain, au mélodieux timbre de corne de brume, lui offre deux options. D’une, pester et perdre le fil. De deux, se résigner et perdre le fil.
— Nan, peste-t-elle, pas fini ! Mais c’est trop tard, ce n’est pas comme si on bossait ensemble depuis sept ans et que tu savais avoir interdiction de m’interrompre, hein ?
— Quoi ? J’entends rien !
— Entre ! Se résigne-t-elle.
La double porte du salon s’ouvre en grand, encadrant son ouvrier d’un flot de lumière céleste, et Cassie éclate de rire. Démarche désinvolte, tee-shirt pailleté de peinture, tignasse bouclée sous la sciure, baskets rutilantes, de quoi coller un sacré twist au flot céleste.
— Quoi ? S’étonne-t-il.
— D’abord, ta braguette est ouverte. Ensuite, pourquoi tu tâches toujours tout, sauf tes chaussures ?
— Parce que je dépense dix fois plus pour mes pompes que pour mes fringues. Ça te plait ? S’enquiert-il, agitant fièrement sa pointure quarante-quatre emballée de jaune poussin et de bleu roi. Réédition des années quatre-vingt, éditées à cinq cent exemplaires, je te raconte pas ce que j’ai dû faire pour les avoir.
— Ne raconte pas, mais ferme ta braguette.
— Arrête de regarder ! Bon, on a une tuile.
Un mètre quatre-vingt-quinze de muscles secs et une passion dévorante pour les baskets vintage. Sylvain sait tout faire, n’a peur que des filles qui pleurent et manie les blagues salaces avec virtuosité. Une perle. Et ce qui, pour Cassie, s’approcherait au plus près d’un frère, en dépit des non-dits.
Inconscient des pensées élogieuses de sa patronne, sans quoi il aurait mieux choisi son sujet, la perle en question se lance dans une attaque en règle contre le système électrique de la maison, braguette toujours ouverte.
Au deuxième étage, Raph ouvre un œil agacé, de mauvaise humeur avant même d’avoir posé un pied sur le parquet. Les travaux, les travaux, d’accord, le résultat est à la hauteur. Mais quand il a donné son accord à sa sœur, il n’imaginait pas, même avec des boules Quiès de compétition, être réveillé tous les matins par des coups de marteau, scies, perceuses et autres instruments barbares.
Sans compter les apostrophes fusant jusqu’à son étage, les pots de peinture dans lesquels il persiste à mettre les pieds ou ces bâches en plastiques sur lesquelles on dérape bien trop facilement.
Il se frotte les yeux, repousse sa vieille couette élimée et soupire longuement tout en extirpant les inutiles protections de ses conduits auditifs. Pas la peine de se leurrer, il ne se rendormira pas. Deux minutes plus tard, dûment vêtu, il jaillit dans le couloir et heurte violemment un tas de planches d’un bout d’orteil sans chausson.
Lorsqu’un juron retentissant interrompt le monologue de Sylvain sur les liaisons électriques équipotentielles, Cassie adresse un sourire de remerciement au plafond, franchement hilare. Que Raphaël De Forest trébuche sur une échelle, plonge le pied dans un seau d’enduit ou dérape sur une bâche, l’évènement est fréquent et toujours allègrement illustré. Cette fois, en plus, il est bienvenu.
Il est levé. Signifiant qu’elle ne devrait plus tarder à l’apercevoir, lui, sa mèche en bataille et son entreprise de séduction aussi frontale qu’assurée. Cassie mordille sa grimace et rassemble ses forces. Ce type est charmant, d’accord, mais pas plus qu’un autre. Son humour est franchement navrant. Oui, il a une fossette et l’œil taquin, et alors ? Cassie n’a rien d’une midinette et préfère les blonds, d’ailleurs. Rendant d’autant plus incompréhensible la liquéfaction de son système reproducteur au grand complet à chaque sourire du mâle en question.
Parce qu’elle ne mélange jamais travail et plaisir, peut-être même plus par habitude que véritable volonté, elle lutte obstinément. Mais elle est lucide. Son vœu de célibat professionnel ne tient plus qu’à un fil.
— Tu m’écoutes pas, bougonne Sylvain. Enfin, va t’envoyer en l’air, qu’on puisse bosser en paix !
— Je ne vois pas de quoi tu parles, marmonne-t-elle.
Il hausse un sourcil. Oui, bon. Elle grommèle, lève les yeux au ciel et opte pour le mutisme. Elle ment déjà sur trop de choses, pas la peine d’en rajouter.
— Purée, s’exclame-t-il avec des mines de tragédien, mais qu’est-ce-que vous avez, vous les gonzesses, à repousser sans arrêt les mecs qui vous veulent du bien ?
Cassie hausse un sourcil. Mag, créatrice de luminaires et seule femme au monde devant laquelle Sylvain perd sa gouaille, le fait effectivement mariner. Alors qu’elle, rien à voir : elle a des principes dans lesquels Raphaël De Forest n’entre pas.
— Jamais pendant le boulot, se contente-t-elle de répondre.
— Ouais, et moi j’arrête de fumer, s’esclaffe-t-il en allumant sa roulée. Bon, je fais quoi pour le fil de terre ?
— Je ressemble à Mac Gyver ou quoi ? Tu appelles l’électricien. Et puis ferme ta braguette, à la fin !
Sur un hurlement de rire totalement décomplexé, Sylvain quitte la pièce pour rejoindre le vacarme du couloir. Cassie sourit et sort son nuancier.
Sans cesser de frotter son orteil malmené, Raph entre dans son atelier et secoue la tête devant la médiocrité de sa production nocturne. Le sourcil bas, il accroche les quelques croquis présentables directement sur le mur puis déchire rageusement le reste et l’expédie à côté de la corbeille.
Pourquoi ne peut-il pas simplement reproduire ce qu’il a en tête, plutôt que de disséquer le moindre trait de crayon, de vouloir maitriser la moindre tâche ? Tu penses trop, mon vieux Raph. Ouais. Pas nouveau.
Il enjambe une pile de livres et se rapproche de la porte, résigné à se concentrer sur son second projet en cours. Là au moins, il a un plan. Soit la pire idée de sa vie, soit une idée de génie, mais Raph est d’un naturel optimiste. Il opte pour l’idée de génie et va se laver les dents.
Il semble établi qu’elle ne pourra pas travailler en paix ce matin. Reconnaissant entre mille de claquement de porte assorti d’un martèlement lointain, Cassie se mord la joue et note sur son carnet la référence couleur des murs telle qu’imprimée sur sa rétine.
Dommage qu’elle n’ait pas été embauchée par le frère, tout de même. Parce que la sœur... elle soupire en épluchant son nuancier. Coincée, pète-sec, entretenant une dent sacrément aiguisée contre son infortunée décoratrice et s’obstinant à crucifier son parquet de ses talons aiguilles. Un crime, pour un si beau parquet. Le martèlement se rapproche, détruisant tout espoir d’éviter le dragon. Cassie jette un coup d’œil navré aux lattes de bois sous la bâche en plastique.
— Cassandra.
C’est une affirmation, pas une question, et sans aucune cordialité. Pas même le minimum vital. Cassie referme son nuancier et pivote au ralenti, soutenant sans ciller le regard gris. Façade neutre, émotion atrophiée, mépris hautain. Elle maîtrise.
— Emilie, répond-elle sur le même ton.
— Dites à vos ouvriers d’arrêter de fumer à l’intérieur. Ou est votre associée.
Emilie De Forest ne connait pas le point d’interrogation. La plus anodine requête s’apparente à un ordre, le moindre mot est teinté d’agacement, ou la condescendance élevée au rang d’art. Elle transpire le mépris du sommet de son carré blond à la pointe de ses escarpins noirs, et la particule de son nom n’arrange rien.
Cassie détaille la silhouette longiligne patientant tant bien que mal, bras croisés et hanche pointée sur un escarpin fébrile. Et juste pour le plaisir, prolonge l’attente en suçotant crânement son crayon.
— Je leur dirai, susurre-t-elle lorsque le rythme de l’escarpin devient insoutenable. Sarah vous attend dans la chambre d’amis.
Manifestement exaspérée, mais c’est réciproque, Emilie pince les lèvres et sur un dernier coup à la bâche, virevolte dans une envolée de brushing chromé. Pas demain qu’elle pourra tenter le coup de l’envolée chromée, grimace Cassie, passant la main dans ses boucles rousses avant de récupérer sa sacoche et son matériel. En attendant, autant passer à la véranda.
L’haleine fraîche et d’épi dompté, Raph s’engage précautionneusement dans l’escalier bâché. Une vraie patinoire, ce truc, et en plus, ça colle aux pieds. Au premier étage, il aperçoit l’associée de Cassie, en grande conversation avec sa sœur dans la future chambre d’amis. Il poursuit en silence, concentré sur sa mission, et atterrit au rez-de-chaussée à l’instant où Sylvain débouche dans le couloir, bras chargés de planches par-dessus ses baskets étincelantes.
— Tu n’aurais pas vu Cassie ? Demande Raph.
— Pourquoi, tu veux la draguer ?
— Oui.
— T’as des couilles, mec. Dans la cuisine.
Raph pousse la porte de la cuisine, perplexe, mais oublie aussitôt les propos de Sylvain. Au loin derrière les baies vitrées fermées, debout sur la terrasse vide récemment transformée en véranda, le fessier délicatement exposé par son dos tourné et les jambes tendues sous un tout petit short rayé, Cassie est immobile.
Ah, ce fessier. Mais pas seulement. Droite et volontaire, drôle, sexy à la Jessica Rabbit sous une fêlure mal dissimulée, une dérobade obstinée et une étincelle de flirt, des yeux verts comme des lacs de montagne et des bottines cloutées, de quoi éveiller chez lui de bas instincts de conquérant. Il l’avoue sans peine, il ne lutte pas. Il tente de conquérir.
Il s’avance sans un bruit. Du moins le pense-t-il, puisqu’en dépit des baies vitrées fermées et de son dos tourné, Cassie pivote dans un mouvement brusque et manque trébucher sur le carrelage.
— Ouh là ! S’exclame-t-il en coulissant les vitres. Désolé, je ne voulais pas te…
Il s’interrompt aussitôt. Elle est livide.
Cassie dévisage Raph sans le voir. L’ombre est familière, suffoquante, glacée, pesant sur ses sens comme une flaque de goudron nauséabonde. Elle se verrouille soigneusement, jusqu’à ce que seules les pulsions frénétiques du sang derrière ses tempes ne trahissent l’épisode.
Comment ? Comment l’a-t-il retrouvée, et pourquoi maintenant ? A chaque intrusion, à chaque réminiscence du passé, le processus est le même. Choc, incompréhension, déni, puis la terreur, instinctive et viscérale. Ensuite, seulement, vient la raison.
— Cassie ? Ça va ?
Elle ne répond pas. Elle ne peut pas. Reprends-toi, Cassie ! Il est dans ta tête, pas dans ta vie. Inspire. Expire. Recommence et pense à autre chose.
En deux pas, Raph est près d’elle. Il pose une main sur son épaule et lâche un juron. Sa peau est glacée, sa respiration affolée, ses bras ballants, son regard vide.
— Mais qu’est-ce-que tu fabriques ? Allez viens, rentre. Je t’ai fait si peur que ça ? Ah, j’ai oublié de te dire. A partir d’aujourd’hui, on se tutoie.
Elle ne réagit même pas. C’est grave. Il lui frotte énergiquement les épaules tout en l’entraînant dans la cuisine, la fait assoir sur une chaise et s’empresse de lui servir un café.
— Cassie ? Répète-t-il. Sérieusement, ça va ? Tu as l’air… terrorisée, rien de moins. Soit tu as vu un fantôme, soit je t’ai vraiment collé la frousse de ta vie en surgissant dans ton dos.
Lorsqu’il pose un mug de café chaud devant elle, ses joues ont déjà repris quelques couleurs. Elle se masse les tempes du bout des pouces.
— Tout va bien, murmure-t-elle. Désolée. Vous… tu m’as surprise, et je… je n’ai pas mangé ce matin. J’ai eu un étourdissement.
Il la dévisage une seconde avec étonnement. Un étourdissement n’explique pas ce genre de regard. Mais pourquoi mentir ? Bah. Peu importe, après tout. Elle vient d’entériner le tutoiement sans même s’en rendre compte, après des semaines de refus obstinés.
Il se détourne et entreprend d’ouvrir les placards neufs, étincelants d’un vert menthe que sa mère aurait détesté.
— Tant pis pour toi, marmonne-t-il. Tu viens d’atomiser ta dernière excuse.
— Quoi ?
Il lui décoche un sourire, soulagé de retrouver l’éclat familier dans l’émeraude, puis plonge dans le réfrigérateur.
— Tu vas prendre ton petit déjeuner avec moi, explique-t-il, revenant jusqu’à la table pour y déposer une bouteille de lait. Parce que moi aussi, j’ai faim, et que j’ai besoin de te parler. Autant joindre l’utile à l’agréable.
Un beurrier de porcelaine, des pots de confiture assortis, un sachet de madeleines et un paquet de pain de mie plus tard, Cassie retrouve peu à peu ses esprits.
Il la tutoie. Depuis quand ? A-t-elle… oh, et puis zut. Des semaines qu’elle résiste, elle n’a plus le courage.
— Tu as besoin de me parler ? Répète-t-elle. A moi ?
Il s’assoit face à elle avec un sourire éblouissant, puis lui tend une madeleine qu’elle accepte machinalement.
— Oui. Mais avant ça, tu veux un câlin pour te remettre de ta frayeur ?
Cassie ravale un éclat de rire, jouant avec l’anneau doré à son doigt. Il ne lui simplifie pas la tâche, vraiment, à la faire rire envers et contre tout.
— Les faits, De Forest. Viens-en aux faits.
— Oui, chef. Je sais que mon domaine n’est pas prévu dans le planning des travaux. Je ne voulais pas qu’on y touche, c’est vrai, mais c’était avant de te voir à l’œuvre. C’est un capharnaüm, là-haut, alors je me demandais si tu pourrais m’y bricoler quelque chose de sympa en trois jours.
Et voilà. Le plan de Raph est suspendu dans les airs. Des jours d’intense réflexion pour accoucher d’une si brillante stratégie. Il s’orne sans complexe d’un sourire angélique puisque cinq pourcents de ses intentions, au bas mot, sont strictement professionnelles.
— Pourquoi trois jours ? Lance-t-elle finalement.
— Parce que Yoda risque de mal le vivre.
Cassie s’étouffe sur son café. Raph en conclut que même sans le faire exprès, il est drôle.
— Pardon ?
— Yoda. C’est mon poisson rouge. Enfin, vert. Il digère mal quand on perturbe son rythme.
Cette fois, elle éclate franchement de rire.
— Et surtout, reprend-il, parce que je bosse mal sans mes petites affaires, ce qui sera le cas si je m’installe dans une autre pièce.
— Je ne sais même pas dans quoi tu travailles, énonce-t-elle comme si elle s’en rendait seulement compte.
Touillant fébrilement le café dans son mug Pacman, Raph dissimule tant bien que mal sa jubilation. Première question personnelle. Plus constatation que question, certes, et plus professionnelle que personnelle. Mais c’est toujours ça de pris.
— Graphiste, résume-t-il la bouche pleine. En free-lance. Et sur mon temps libre, un roman graphique, sorte de bande dessinée format livre. Sauf que je suis dessus depuis un an et demi, et que je n’ai pas fini une planche. C’est mon Everest.
— Intéressant.
— Ça peut le devenir si tu es capable de me transformer en auteur prolifique.
— Montre-moi ton atelier.
Il ravale un sourire de triomphe et se lève à l’instant où Emilie, suivie de l’associée de Cassie, déboule au pas de charge dans la cuisine.
— Cassandra, vous… qu’est-ce-que vous faites.
Cassie retient tout juste son soupir. Une seconde dose d’Emilie De Forest après tout ça, c’est beaucoup à encaisser. Elle jette un coup d’œil à Sarah, tirant la langue au dos de leur cliente, et se sent aussitôt mieux.
Frange asymétrique, regard noisette et vernis à ongles prune, T-shirt Deep Purple et slim noir troué dans de vieilles Doc Martens bordeaux. Par ricochet, elle pose les yeux sur son short rayé, son T-shirt à fleurs inondé de boucles rousses, ses ongles fuchsia et ses bottines de motard. Sans les bottines, elle sortirait tout droit des Télétubbies. Sarah la spontanée, Cassie la méfiante, Sarah aime les femmes, elle préfère les hommes, Sarah a une famille. Cassie a Sarah.
— Je lui ai offert le petit déjeuner, précise Raph à sa sœur scotchée devant Cassie attablée. Salut sœurette.
Elle lui décoche un rictus à la cordialité douteuse, avant de braquer sur Cassie un regard encore plus douteux.
— Passons. J’ai besoin de vous parler.
— Je suis toute à vous, répond Cassie les coudes sur la table, sirotant tranquillement son café.
Raph recule d’un pas, amusé. Emilie n’a qu’à bien se tenir, Cassandra Willis ne s’en laissera pas compter.
— Raphaël De Forest, lance-t-il à la drôle de punkette derrière lui. Café ?
— Sarah Prigent, réplique-t-elle. J’ai déjà bu de quoi enquiller trois nuits blanches, ça ira. Mais merci. Un peu de politesse dans ce monde de rustres, c’est bon pour le moral.
Il avale de travers et essuyant le café sur son menton, surveille du coin de l’œil sa sœur qui trépigne devant la cafetière. L’allusion est aussi peu subtile qu’hilarante.
— Dites, propose-t-il, puisque j’ai convaincu Cassie de me tutoyer, ça vous dirait de vous y mettre aussi ?
— Voyez-vous ça, claironne Sarah. Avec plaisir.
Cassie hausse les épaules et plonge dans son mug avec un grognement. Oui. Bon, il ne l’a pas vraiment convaincue, mais le résultat est là.
— Donc !
Emilie lui décoche un coup d’œil furieux, appuyée d’une hanche contre le comptoir, sa minuscule tasse de café artistiquement retenue entre pouce et index. Raph raffermit sa prise sur son bon gros mug Pacman.
— J’ai une idée pour la chambre d’amis, annonce-t-elle froidement. Je veux une thématique sur les nœuds. Des nœuds en corde. J’aime les nœuds.
Le phénomène prend Raph de court. Toute couleur disparait subitement du visage de Cassie. Cassie l’impassible, Cassie la professionnelle, Cassie la distante se fige en plein vol, bouche ouverte. Il croit même, bien que presque inaudible derrière les familiers martèlements de talons, capter une sorte de hoquet. Sans le tressaillement de Sarah à ses côtés, il en aurait douté.
Quelques secondes à peine, sans doute moins, d’ailleurs. Le temps suspendu a tendance à traîner. Puis Cassie inspire profondément, produit un sourire glacial et interrompt par cet étrange signal le pas en avant de Sarah, restaurant du même coup la course temporelle.
— Aucun problème, grince-t-elle. Je m’en occupe.
Raph fronce les sourcils. A quoi est-il en train d’assister, au juste ? Sa sœur n’a jamais montré de passion particulière pour les nœuds. Quant à Cassie, ses taches de rousseur ont presque totalement disparu.
Sans un mot de plus, Emilie abandonne sa tasse sur le comptoir central, tourne les talons et s’éloigne dans une symphonie de claquements, laissant son frère atterré. Il a beau être habitué à sa froideur, il a beau connaître les circonstances atténuantes, avec Cassie, elle se surpasse.
— Cassie, l’interpelle-t-il en s’approchant de la table, je te présente mes excuses pour l’attitude de ma sœur, elle est… elle a… je ne sais pas ce qui lui prend. Ça va ?
— Très bien.
Elle pose sur lui un regard trouble, sourire factice collé aux lèvres, triturant distraitement sa bague. Si elle est phobique des nœuds, puisque que c’est la seule explication qu’il envisage à cette scène surréaliste, elle ne le dira pas.
— Tu as eu l’air… tu… bon, soupire-t-il lourdement. Je peux faire quelque chose pour toi ?
— Tout va bien, merci, murmure-t-elle avec une ombre de vrai sourire. Je te rejoins dans ta chambre dans dix minutes, je dois vérifier quelques trucs avec Sarah.
Raph hoche la tête avec circonspection, puis s’éloigne en traînant les pieds. Pourquoi diable est-il attiré par cette femme ? Jolies fesses ou pas et sans mauvais jeu de mots, c’est un vrai sac de nœuds.
— Sa chambre ? En plein jour, comme ça ?
Cassie lève les yeux vers Sarah, debout devant la table, un regard inquiet braqué sur elle. Puis soupire péniblement. Si le reste de la journée est à la hauteur de ses prémisses, sans doute ferait-elle mieux de retourner se coucher dès maintenant.
— Il veut réaménager sa chambre et son atelier, explique-t-elle. Il est graphiste, au fait. Tu vas venir y jeter un coup d’œil avec moi, il veut qu’on fasse des miracles en trois jours.
— Trois jours ? Pourquoi trois jours ?
— Parce que son poisson a les intestins fragiles. Je t’expliquerai. Je n’arrive pas à savoir s’il veut vraiment refaire son étage ou seulement me faire monter dans sa chambre.
— Les deux, sans doute, s’esclaffe Sarah. Mais si ça nous permet de refaire son étage, ça me convient, j’ai horreur de laisser une partie de maison en plan. Et franchement, ça ne te ferait pas de mal de lui céder. Cassie, ça va ?
— Non.
Sarah prend place en face d’elle, un sourcil disparaissant sous sa frange asymétrique. La fuite a ses limites, même Cassie en a conscience. Elle ne ment pas à Sarah.
— Je l’ai entendu, avoue-t-elle à regret.
— Qui ? Raphaël ?
— Non. Lui. Pendant que je visualisais la terrasse, j’ai trop baissé ma garde. Je n’ai pas fait attention, et… bref, je ne l’ai pas senti arriver.
Sarah inspire longuement, retenant sûrement un juron magistral. Belle maîtrise.
— C’est la troisième fois en un mois, constate-t-elle.
— C’est la première fois que je l’entends.
— Il t’a retrouvée.
— Au moins mon esprit, oui.
— Qu’est-ce-qu’il a dit ?
— « Bonjour Cassandra ». C’est tout, et c’est déjà trop. Rien que d’entendre sa voix, j’ai failli vomir mon petit déjeuner. Huit ans, gémit-t-elle. Huit ans, et je ne pensais pas l’entendre à nouveau. Je suis restée là, pétrifiée, et si Raphaël n’était pas arrivé, je ne sais pas… je ne sais pas.
Sarah lisse les fronces de son nez d’un doigt perturbé.
— Tu penses qu’il t’a localisée ?
Cassie croise les jambes et se frotte nerveusement le front. L’impuissance lui est aussi pénible à admettre qu’à supporter.
— Aucune idée. Je n’ai jamais creusé la question. J’ai eu tort.
— Arrête ça, grogne Sarah, immobilisant la main sur son front. Cassie, tu vas devoir l’admettre, ça ne s’arrêtera pas comme par magie. Il est revenu, il va falloir trouver des solutions. On devrait peut-être plier bagage par prudence, tenter notre chance ailleurs.
— Merci. Mais non, je ne fuirai pas.
— Ce n’est pas fuir, c’est…
— Non.
— Comme tu veux, cède Sarah. Sauf que tu fuis déjà.
— Raphaël nous attend.
Sarah lui décoche un sourire goguenard auquel Cassie ne peut rien opposer. La diversion est aussi pitoyable que lâche, mais elle ne dispose pas plus de réponse que de solution et n’a, d’ailleurs, pas le courage d’y réfléchir.
Malheureusement, Sarah étant ce qu’elle est, aucune chance de s’en sortir aussi simplement.
— Ce n’est pas seulement pour le plaisir de te faire enrager, figure-toi. Je m’inquiète pour toi.
— Tu ne devrais pas.
— Voilà la solution ! S’exclame-t-elle subitement, et Cassie encaisse sans un mot. Je ne devrais pas, bon sang, mais pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ? Ma poule, il faudra bien avoir cette discussion un jour ou l’autre. Mais qu’est-ce-que tu attends de la vie, à la fin ?
— Rien. Rien de plus. Rien de neuf. Surtout rien de neuf.
— Alors tu es sacrément mal barrée, marmonne Sarah. Fais-toi cryogéniser, tu auras peut-être une chance d’y arriver. Enfin, Cassie, quand vas-tu…
— Oh ! On va où, là ?
— Là où tu refuses obstinément d’aller. Dans un monde imprévisible.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Ouais. Et moi je suis hétéro, décrète Sarah. Bon. Pour l’instant, ça ne veut rien dire. Il peut très bien être à l’autre bout du globe et tenter de te faire flipper pour que tu révèles ta position. Tu dois redoubler de vigilance.
— Et continuer comme si de rien n’était ?
— Quoi d’autre ? Tu refuses d’aller te planquer, tu ne veux et ne peux prévenir personne et tu n’es même pas certaine que ce soit bien lui, d’ailleurs. Il est toujours possible que ton cerveau ait rendu l’âme.
— C’est censé me rassurer ? Grimace Cassie.
— T’en fais pas, la rassure Sarah, lui tapotant le bras. On t’en achètera un autre.
— Si tu connais un fournisseur, donne-moi l’adresse. Je vais bien, ne me regarde pas comme ça ! C’est juste encore un peu trop frais, et quand je l’entends, c’est… viscéral. Viscéral et très violent. Quant à cette histoire de nœuds, j’ai seulement été surprise. Cette garce sait très exactement sur quels boutons appuyer pour me pourrir la vie.
— Je dois avouer qu’elle a fait fort. Comment a-t-elle pu deviner ?
— Elle n’a pas pu, elle a simplement eu de la chance.
— Tu veux que j’aille lui cramer les talons aiguille, à Cruella ?
Cassie éclate de rire, vaguement rassérénée.
— Tu devrais arrêter de l’appeler Cruella. Un jour, ça va sortir devant elle.
— Bah, elle doit bien savoir ce qu’elle dégage, quand même. On ne peut pas dire qu’elle donne envie de se rouler dans le foin.
— Je dirais plutôt qu’elle me réserve un traitement de faveur. Ma simple vue lui est pénible, chaque mot que je prononce la fait grimacer, et pourtant elle me laisse carte blanche. Je penche pour l’héritière dégénérée ou masochiste.
— Ou alors, propose Sarah en vidant le café de Cassie, elle est antipathique mais pas complètement débile et sait reconnaître le talent quand elle le voit.
— Je veux bien nous envoyer des fleurs, mais ça ne tient pas la route. Quand tu as quelqu’un dans le pif, tu ne lui confies pas ton intérieur, encore moins sans contrôler autre chose que les plans. Surtout quelqu’un qui t’impose une façon de faire plutôt inhabituelle.
— Elle connait notre méthode de travail depuis le début, objecte Sarah dans un haussement d’épaules. Tu peux apprécier les compétences de quelqu’un sans faire ami-ami, non ? Elle a une confiance aveugle en tes talents, mais elle ne peut pas t’encadrer. Toi qui rechignes à te faire des amis, ça devrait t’arranger.
— Très drôle.
— Allez ma poule, hauts les cœurs, on va visiter la chambre de Casanova ! Au fait, Maryann m’a laissé un message, elle expose un nouvel artiste. Pense à la rappeler.
— Tu ne pourrais pas lui répondre, une fois de temps en temps ? Ça me gagnerait du temps.
Sarah lui jette un regard torve puis tourne les talons sans daigner répondre, ses Doc Martens couinant sur la bâche du couloir. Cassie se lève avec un sourire. Depuis un vernissage arrosé à la galerie de Maryann un mois plus tôt, l’une se languit, l’autre fuit. Professionnellement pénible, mais personnellement très drôle.
Elle ramasse son carnet, plante son stylo dans son chignon et au moment de quitter la pièce, pivote vivement vers la fenêtre. Personne. Elle devient paranoïaque. Elle se délie les épaules, agacée. Epaules lourdes, nuque tendue, estomac recroquevillé. Mauvais souvenirs.
Allez lui expliquer, à Cassie. Poings sur les hanches et paupières closes, émotions verrouillées et ligne de conduite bien définie, elle repousse d’un coup d’épaule ses lourdes boucles, concentrée sur sa tâche. Vert prairie, crème rosé. Une touche de pain d’épice pour le mur de gauche. Son monde est compact, son travail cadré, le comble pour une femme dotée de ses aptitudes, mais elle a toujours été douée pour slalomer entre les points d’interrogation. Fuite, dérobade ou esquive, Cassie maîtrise à tel point qu’elle ne réalise même pas qu’elle fuit.
Plantée au beau milieu de la pièce vide, elle parcourt des yeux les murs fraîchement apprêtés. Enfin, des yeux… si, des yeux. Certains lisent l’avenir, elle lit les murs, chacun son truc. Elle s’étire avec délices, les pores en effervescence. Et c’est là, en pleine communion avec une vieille bâtisse frustrée de grisaille, entre les couinements de ses épaisses semelles sur la bâche de protection et le soleil matinal lui chauffant les taches de rousseur à travers la baie vitrée, que se manifeste le premier frisson glacé. A peine un frémissement, pas de quoi fouetter un chat. Un frémissement, ça s’ignore, elle a du travail et puis ça ne veut rien dire, sans doute son débardeur est-il trop léger pour la fraîcheur matinale. Oui, voilà. elle va remettre son gilet. Elle ignore donc l’avertissement et se concentre sur son kaléidoscope intérieur, enregistrant mentalement les teintes des futures peintures. Vert prairie, crème rosé. Une touche de pain d’épice pour le mur de gauche.
— Cassie ? T’as fini ? Je peux entrer ?
La voix de Sylvain, au mélodieux timbre de corne de brume, lui offre deux options. D’une, pester et perdre le fil. De deux, se résigner et perdre le fil.
— Nan, peste-t-elle, pas fini ! Mais c’est trop tard, ce n’est pas comme si on bossait ensemble depuis sept ans et que tu savais avoir interdiction de m’interrompre, hein ?
— Quoi ? J’entends rien !
— Entre ! Se résigne-t-elle.
La double porte du salon s’ouvre en grand, encadrant son ouvrier d’un flot de lumière céleste, et Cassie éclate de rire. Démarche désinvolte, tee-shirt pailleté de peinture, tignasse bouclée sous la sciure, baskets rutilantes, de quoi coller un sacré twist au flot céleste.
— Quoi ? S’étonne-t-il.
— D’abord, ta braguette est ouverte. Ensuite, pourquoi tu tâches toujours tout, sauf tes chaussures ?
— Parce que je dépense dix fois plus pour mes pompes que pour mes fringues. Ça te plait ? S’enquiert-il, agitant fièrement sa pointure quarante-quatre emballée de jaune poussin et de bleu roi. Réédition des années quatre-vingt, éditées à cinq cent exemplaires, je te raconte pas ce que j’ai dû faire pour les avoir.
— Ne raconte pas, mais ferme ta braguette.
— Arrête de regarder ! Bon, on a une tuile.
Un mètre quatre-vingt-quinze de muscles secs et une passion dévorante pour les baskets vintage. Sylvain sait tout faire, n’a peur que des filles qui pleurent et manie les blagues salaces avec virtuosité. Une perle. Et ce qui, pour Cassie, s’approcherait au plus près d’un frère, en dépit des non-dits.
Inconscient des pensées élogieuses de sa patronne, sans quoi il aurait mieux choisi son sujet, la perle en question se lance dans une attaque en règle contre le système électrique de la maison, braguette toujours ouverte.
Au deuxième étage, Raph ouvre un œil agacé, de mauvaise humeur avant même d’avoir posé un pied sur le parquet. Les travaux, les travaux, d’accord, le résultat est à la hauteur. Mais quand il a donné son accord à sa sœur, il n’imaginait pas, même avec des boules Quiès de compétition, être réveillé tous les matins par des coups de marteau, scies, perceuses et autres instruments barbares.
Sans compter les apostrophes fusant jusqu’à son étage, les pots de peinture dans lesquels il persiste à mettre les pieds ou ces bâches en plastiques sur lesquelles on dérape bien trop facilement.
Il se frotte les yeux, repousse sa vieille couette élimée et soupire longuement tout en extirpant les inutiles protections de ses conduits auditifs. Pas la peine de se leurrer, il ne se rendormira pas. Deux minutes plus tard, dûment vêtu, il jaillit dans le couloir et heurte violemment un tas de planches d’un bout d’orteil sans chausson.
Lorsqu’un juron retentissant interrompt le monologue de Sylvain sur les liaisons électriques équipotentielles, Cassie adresse un sourire de remerciement au plafond, franchement hilare. Que Raphaël De Forest trébuche sur une échelle, plonge le pied dans un seau d’enduit ou dérape sur une bâche, l’évènement est fréquent et toujours allègrement illustré. Cette fois, en plus, il est bienvenu.
Il est levé. Signifiant qu’elle ne devrait plus tarder à l’apercevoir, lui, sa mèche en bataille et son entreprise de séduction aussi frontale qu’assurée. Cassie mordille sa grimace et rassemble ses forces. Ce type est charmant, d’accord, mais pas plus qu’un autre. Son humour est franchement navrant. Oui, il a une fossette et l’œil taquin, et alors ? Cassie n’a rien d’une midinette et préfère les blonds, d’ailleurs. Rendant d’autant plus incompréhensible la liquéfaction de son système reproducteur au grand complet à chaque sourire du mâle en question.
Parce qu’elle ne mélange jamais travail et plaisir, peut-être même plus par habitude que véritable volonté, elle lutte obstinément. Mais elle est lucide. Son vœu de célibat professionnel ne tient plus qu’à un fil.
— Tu m’écoutes pas, bougonne Sylvain. Enfin, va t’envoyer en l’air, qu’on puisse bosser en paix !
— Je ne vois pas de quoi tu parles, marmonne-t-elle.
Il hausse un sourcil. Oui, bon. Elle grommèle, lève les yeux au ciel et opte pour le mutisme. Elle ment déjà sur trop de choses, pas la peine d’en rajouter.
— Purée, s’exclame-t-il avec des mines de tragédien, mais qu’est-ce-que vous avez, vous les gonzesses, à repousser sans arrêt les mecs qui vous veulent du bien ?
Cassie hausse un sourcil. Mag, créatrice de luminaires et seule femme au monde devant laquelle Sylvain perd sa gouaille, le fait effectivement mariner. Alors qu’elle, rien à voir : elle a des principes dans lesquels Raphaël De Forest n’entre pas.
— Jamais pendant le boulot, se contente-t-elle de répondre.
— Ouais, et moi j’arrête de fumer, s’esclaffe-t-il en allumant sa roulée. Bon, je fais quoi pour le fil de terre ?
— Je ressemble à Mac Gyver ou quoi ? Tu appelles l’électricien. Et puis ferme ta braguette, à la fin !
Sur un hurlement de rire totalement décomplexé, Sylvain quitte la pièce pour rejoindre le vacarme du couloir. Cassie sourit et sort son nuancier.
Sans cesser de frotter son orteil malmené, Raph entre dans son atelier et secoue la tête devant la médiocrité de sa production nocturne. Le sourcil bas, il accroche les quelques croquis présentables directement sur le mur puis déchire rageusement le reste et l’expédie à côté de la corbeille.
Pourquoi ne peut-il pas simplement reproduire ce qu’il a en tête, plutôt que de disséquer le moindre trait de crayon, de vouloir maitriser la moindre tâche ? Tu penses trop, mon vieux Raph. Ouais. Pas nouveau.
Il enjambe une pile de livres et se rapproche de la porte, résigné à se concentrer sur son second projet en cours. Là au moins, il a un plan. Soit la pire idée de sa vie, soit une idée de génie, mais Raph est d’un naturel optimiste. Il opte pour l’idée de génie et va se laver les dents.
Il semble établi qu’elle ne pourra pas travailler en paix ce matin. Reconnaissant entre mille de claquement de porte assorti d’un martèlement lointain, Cassie se mord la joue et note sur son carnet la référence couleur des murs telle qu’imprimée sur sa rétine.
Dommage qu’elle n’ait pas été embauchée par le frère, tout de même. Parce que la sœur... elle soupire en épluchant son nuancier. Coincée, pète-sec, entretenant une dent sacrément aiguisée contre son infortunée décoratrice et s’obstinant à crucifier son parquet de ses talons aiguilles. Un crime, pour un si beau parquet. Le martèlement se rapproche, détruisant tout espoir d’éviter le dragon. Cassie jette un coup d’œil navré aux lattes de bois sous la bâche en plastique.
— Cassandra.
C’est une affirmation, pas une question, et sans aucune cordialité. Pas même le minimum vital. Cassie referme son nuancier et pivote au ralenti, soutenant sans ciller le regard gris. Façade neutre, émotion atrophiée, mépris hautain. Elle maîtrise.
— Emilie, répond-elle sur le même ton.
— Dites à vos ouvriers d’arrêter de fumer à l’intérieur. Ou est votre associée.
Emilie De Forest ne connait pas le point d’interrogation. La plus anodine requête s’apparente à un ordre, le moindre mot est teinté d’agacement, ou la condescendance élevée au rang d’art. Elle transpire le mépris du sommet de son carré blond à la pointe de ses escarpins noirs, et la particule de son nom n’arrange rien.
Cassie détaille la silhouette longiligne patientant tant bien que mal, bras croisés et hanche pointée sur un escarpin fébrile. Et juste pour le plaisir, prolonge l’attente en suçotant crânement son crayon.
— Je leur dirai, susurre-t-elle lorsque le rythme de l’escarpin devient insoutenable. Sarah vous attend dans la chambre d’amis.
Manifestement exaspérée, mais c’est réciproque, Emilie pince les lèvres et sur un dernier coup à la bâche, virevolte dans une envolée de brushing chromé. Pas demain qu’elle pourra tenter le coup de l’envolée chromée, grimace Cassie, passant la main dans ses boucles rousses avant de récupérer sa sacoche et son matériel. En attendant, autant passer à la véranda.
L’haleine fraîche et d’épi dompté, Raph s’engage précautionneusement dans l’escalier bâché. Une vraie patinoire, ce truc, et en plus, ça colle aux pieds. Au premier étage, il aperçoit l’associée de Cassie, en grande conversation avec sa sœur dans la future chambre d’amis. Il poursuit en silence, concentré sur sa mission, et atterrit au rez-de-chaussée à l’instant où Sylvain débouche dans le couloir, bras chargés de planches par-dessus ses baskets étincelantes.
— Tu n’aurais pas vu Cassie ? Demande Raph.
— Pourquoi, tu veux la draguer ?
— Oui.
— T’as des couilles, mec. Dans la cuisine.
Raph pousse la porte de la cuisine, perplexe, mais oublie aussitôt les propos de Sylvain. Au loin derrière les baies vitrées fermées, debout sur la terrasse vide récemment transformée en véranda, le fessier délicatement exposé par son dos tourné et les jambes tendues sous un tout petit short rayé, Cassie est immobile.
Ah, ce fessier. Mais pas seulement. Droite et volontaire, drôle, sexy à la Jessica Rabbit sous une fêlure mal dissimulée, une dérobade obstinée et une étincelle de flirt, des yeux verts comme des lacs de montagne et des bottines cloutées, de quoi éveiller chez lui de bas instincts de conquérant. Il l’avoue sans peine, il ne lutte pas. Il tente de conquérir.
Il s’avance sans un bruit. Du moins le pense-t-il, puisqu’en dépit des baies vitrées fermées et de son dos tourné, Cassie pivote dans un mouvement brusque et manque trébucher sur le carrelage.
— Ouh là ! S’exclame-t-il en coulissant les vitres. Désolé, je ne voulais pas te…
Il s’interrompt aussitôt. Elle est livide.
Cassie dévisage Raph sans le voir. L’ombre est familière, suffoquante, glacée, pesant sur ses sens comme une flaque de goudron nauséabonde. Elle se verrouille soigneusement, jusqu’à ce que seules les pulsions frénétiques du sang derrière ses tempes ne trahissent l’épisode.
Comment ? Comment l’a-t-il retrouvée, et pourquoi maintenant ? A chaque intrusion, à chaque réminiscence du passé, le processus est le même. Choc, incompréhension, déni, puis la terreur, instinctive et viscérale. Ensuite, seulement, vient la raison.
— Cassie ? Ça va ?
Elle ne répond pas. Elle ne peut pas. Reprends-toi, Cassie ! Il est dans ta tête, pas dans ta vie. Inspire. Expire. Recommence et pense à autre chose.
En deux pas, Raph est près d’elle. Il pose une main sur son épaule et lâche un juron. Sa peau est glacée, sa respiration affolée, ses bras ballants, son regard vide.
— Mais qu’est-ce-que tu fabriques ? Allez viens, rentre. Je t’ai fait si peur que ça ? Ah, j’ai oublié de te dire. A partir d’aujourd’hui, on se tutoie.
Elle ne réagit même pas. C’est grave. Il lui frotte énergiquement les épaules tout en l’entraînant dans la cuisine, la fait assoir sur une chaise et s’empresse de lui servir un café.
— Cassie ? Répète-t-il. Sérieusement, ça va ? Tu as l’air… terrorisée, rien de moins. Soit tu as vu un fantôme, soit je t’ai vraiment collé la frousse de ta vie en surgissant dans ton dos.
Lorsqu’il pose un mug de café chaud devant elle, ses joues ont déjà repris quelques couleurs. Elle se masse les tempes du bout des pouces.
— Tout va bien, murmure-t-elle. Désolée. Vous… tu m’as surprise, et je… je n’ai pas mangé ce matin. J’ai eu un étourdissement.
Il la dévisage une seconde avec étonnement. Un étourdissement n’explique pas ce genre de regard. Mais pourquoi mentir ? Bah. Peu importe, après tout. Elle vient d’entériner le tutoiement sans même s’en rendre compte, après des semaines de refus obstinés.
Il se détourne et entreprend d’ouvrir les placards neufs, étincelants d’un vert menthe que sa mère aurait détesté.
— Tant pis pour toi, marmonne-t-il. Tu viens d’atomiser ta dernière excuse.
— Quoi ?
Il lui décoche un sourire, soulagé de retrouver l’éclat familier dans l’émeraude, puis plonge dans le réfrigérateur.
— Tu vas prendre ton petit déjeuner avec moi, explique-t-il, revenant jusqu’à la table pour y déposer une bouteille de lait. Parce que moi aussi, j’ai faim, et que j’ai besoin de te parler. Autant joindre l’utile à l’agréable.
Un beurrier de porcelaine, des pots de confiture assortis, un sachet de madeleines et un paquet de pain de mie plus tard, Cassie retrouve peu à peu ses esprits.
Il la tutoie. Depuis quand ? A-t-elle… oh, et puis zut. Des semaines qu’elle résiste, elle n’a plus le courage.
— Tu as besoin de me parler ? Répète-t-elle. A moi ?
Il s’assoit face à elle avec un sourire éblouissant, puis lui tend une madeleine qu’elle accepte machinalement.
— Oui. Mais avant ça, tu veux un câlin pour te remettre de ta frayeur ?
Cassie ravale un éclat de rire, jouant avec l’anneau doré à son doigt. Il ne lui simplifie pas la tâche, vraiment, à la faire rire envers et contre tout.
— Les faits, De Forest. Viens-en aux faits.
— Oui, chef. Je sais que mon domaine n’est pas prévu dans le planning des travaux. Je ne voulais pas qu’on y touche, c’est vrai, mais c’était avant de te voir à l’œuvre. C’est un capharnaüm, là-haut, alors je me demandais si tu pourrais m’y bricoler quelque chose de sympa en trois jours.
Et voilà. Le plan de Raph est suspendu dans les airs. Des jours d’intense réflexion pour accoucher d’une si brillante stratégie. Il s’orne sans complexe d’un sourire angélique puisque cinq pourcents de ses intentions, au bas mot, sont strictement professionnelles.
— Pourquoi trois jours ? Lance-t-elle finalement.
— Parce que Yoda risque de mal le vivre.
Cassie s’étouffe sur son café. Raph en conclut que même sans le faire exprès, il est drôle.
— Pardon ?
— Yoda. C’est mon poisson rouge. Enfin, vert. Il digère mal quand on perturbe son rythme.
Cette fois, elle éclate franchement de rire.
— Et surtout, reprend-il, parce que je bosse mal sans mes petites affaires, ce qui sera le cas si je m’installe dans une autre pièce.
— Je ne sais même pas dans quoi tu travailles, énonce-t-elle comme si elle s’en rendait seulement compte.
Touillant fébrilement le café dans son mug Pacman, Raph dissimule tant bien que mal sa jubilation. Première question personnelle. Plus constatation que question, certes, et plus professionnelle que personnelle. Mais c’est toujours ça de pris.
— Graphiste, résume-t-il la bouche pleine. En free-lance. Et sur mon temps libre, un roman graphique, sorte de bande dessinée format livre. Sauf que je suis dessus depuis un an et demi, et que je n’ai pas fini une planche. C’est mon Everest.
— Intéressant.
— Ça peut le devenir si tu es capable de me transformer en auteur prolifique.
— Montre-moi ton atelier.
Il ravale un sourire de triomphe et se lève à l’instant où Emilie, suivie de l’associée de Cassie, déboule au pas de charge dans la cuisine.
— Cassandra, vous… qu’est-ce-que vous faites.
Cassie retient tout juste son soupir. Une seconde dose d’Emilie De Forest après tout ça, c’est beaucoup à encaisser. Elle jette un coup d’œil à Sarah, tirant la langue au dos de leur cliente, et se sent aussitôt mieux.
Frange asymétrique, regard noisette et vernis à ongles prune, T-shirt Deep Purple et slim noir troué dans de vieilles Doc Martens bordeaux. Par ricochet, elle pose les yeux sur son short rayé, son T-shirt à fleurs inondé de boucles rousses, ses ongles fuchsia et ses bottines de motard. Sans les bottines, elle sortirait tout droit des Télétubbies. Sarah la spontanée, Cassie la méfiante, Sarah aime les femmes, elle préfère les hommes, Sarah a une famille. Cassie a Sarah.
— Je lui ai offert le petit déjeuner, précise Raph à sa sœur scotchée devant Cassie attablée. Salut sœurette.
Elle lui décoche un rictus à la cordialité douteuse, avant de braquer sur Cassie un regard encore plus douteux.
— Passons. J’ai besoin de vous parler.
— Je suis toute à vous, répond Cassie les coudes sur la table, sirotant tranquillement son café.
Raph recule d’un pas, amusé. Emilie n’a qu’à bien se tenir, Cassandra Willis ne s’en laissera pas compter.
— Raphaël De Forest, lance-t-il à la drôle de punkette derrière lui. Café ?
— Sarah Prigent, réplique-t-elle. J’ai déjà bu de quoi enquiller trois nuits blanches, ça ira. Mais merci. Un peu de politesse dans ce monde de rustres, c’est bon pour le moral.
Il avale de travers et essuyant le café sur son menton, surveille du coin de l’œil sa sœur qui trépigne devant la cafetière. L’allusion est aussi peu subtile qu’hilarante.
— Dites, propose-t-il, puisque j’ai convaincu Cassie de me tutoyer, ça vous dirait de vous y mettre aussi ?
— Voyez-vous ça, claironne Sarah. Avec plaisir.
Cassie hausse les épaules et plonge dans son mug avec un grognement. Oui. Bon, il ne l’a pas vraiment convaincue, mais le résultat est là.
— Donc !
Emilie lui décoche un coup d’œil furieux, appuyée d’une hanche contre le comptoir, sa minuscule tasse de café artistiquement retenue entre pouce et index. Raph raffermit sa prise sur son bon gros mug Pacman.
— J’ai une idée pour la chambre d’amis, annonce-t-elle froidement. Je veux une thématique sur les nœuds. Des nœuds en corde. J’aime les nœuds.
Le phénomène prend Raph de court. Toute couleur disparait subitement du visage de Cassie. Cassie l’impassible, Cassie la professionnelle, Cassie la distante se fige en plein vol, bouche ouverte. Il croit même, bien que presque inaudible derrière les familiers martèlements de talons, capter une sorte de hoquet. Sans le tressaillement de Sarah à ses côtés, il en aurait douté.
Quelques secondes à peine, sans doute moins, d’ailleurs. Le temps suspendu a tendance à traîner. Puis Cassie inspire profondément, produit un sourire glacial et interrompt par cet étrange signal le pas en avant de Sarah, restaurant du même coup la course temporelle.
— Aucun problème, grince-t-elle. Je m’en occupe.
Raph fronce les sourcils. A quoi est-il en train d’assister, au juste ? Sa sœur n’a jamais montré de passion particulière pour les nœuds. Quant à Cassie, ses taches de rousseur ont presque totalement disparu.
Sans un mot de plus, Emilie abandonne sa tasse sur le comptoir central, tourne les talons et s’éloigne dans une symphonie de claquements, laissant son frère atterré. Il a beau être habitué à sa froideur, il a beau connaître les circonstances atténuantes, avec Cassie, elle se surpasse.
— Cassie, l’interpelle-t-il en s’approchant de la table, je te présente mes excuses pour l’attitude de ma sœur, elle est… elle a… je ne sais pas ce qui lui prend. Ça va ?
— Très bien.
Elle pose sur lui un regard trouble, sourire factice collé aux lèvres, triturant distraitement sa bague. Si elle est phobique des nœuds, puisque que c’est la seule explication qu’il envisage à cette scène surréaliste, elle ne le dira pas.
— Tu as eu l’air… tu… bon, soupire-t-il lourdement. Je peux faire quelque chose pour toi ?
— Tout va bien, merci, murmure-t-elle avec une ombre de vrai sourire. Je te rejoins dans ta chambre dans dix minutes, je dois vérifier quelques trucs avec Sarah.
Raph hoche la tête avec circonspection, puis s’éloigne en traînant les pieds. Pourquoi diable est-il attiré par cette femme ? Jolies fesses ou pas et sans mauvais jeu de mots, c’est un vrai sac de nœuds.
— Sa chambre ? En plein jour, comme ça ?
Cassie lève les yeux vers Sarah, debout devant la table, un regard inquiet braqué sur elle. Puis soupire péniblement. Si le reste de la journée est à la hauteur de ses prémisses, sans doute ferait-elle mieux de retourner se coucher dès maintenant.
— Il veut réaménager sa chambre et son atelier, explique-t-elle. Il est graphiste, au fait. Tu vas venir y jeter un coup d’œil avec moi, il veut qu’on fasse des miracles en trois jours.
— Trois jours ? Pourquoi trois jours ?
— Parce que son poisson a les intestins fragiles. Je t’expliquerai. Je n’arrive pas à savoir s’il veut vraiment refaire son étage ou seulement me faire monter dans sa chambre.
— Les deux, sans doute, s’esclaffe Sarah. Mais si ça nous permet de refaire son étage, ça me convient, j’ai horreur de laisser une partie de maison en plan. Et franchement, ça ne te ferait pas de mal de lui céder. Cassie, ça va ?
— Non.
Sarah prend place en face d’elle, un sourcil disparaissant sous sa frange asymétrique. La fuite a ses limites, même Cassie en a conscience. Elle ne ment pas à Sarah.
— Je l’ai entendu, avoue-t-elle à regret.
— Qui ? Raphaël ?
— Non. Lui. Pendant que je visualisais la terrasse, j’ai trop baissé ma garde. Je n’ai pas fait attention, et… bref, je ne l’ai pas senti arriver.
Sarah inspire longuement, retenant sûrement un juron magistral. Belle maîtrise.
— C’est la troisième fois en un mois, constate-t-elle.
— C’est la première fois que je l’entends.
— Il t’a retrouvée.
— Au moins mon esprit, oui.
— Qu’est-ce-qu’il a dit ?
— « Bonjour Cassandra ». C’est tout, et c’est déjà trop. Rien que d’entendre sa voix, j’ai failli vomir mon petit déjeuner. Huit ans, gémit-t-elle. Huit ans, et je ne pensais pas l’entendre à nouveau. Je suis restée là, pétrifiée, et si Raphaël n’était pas arrivé, je ne sais pas… je ne sais pas.
Sarah lisse les fronces de son nez d’un doigt perturbé.
— Tu penses qu’il t’a localisée ?
Cassie croise les jambes et se frotte nerveusement le front. L’impuissance lui est aussi pénible à admettre qu’à supporter.
— Aucune idée. Je n’ai jamais creusé la question. J’ai eu tort.
— Arrête ça, grogne Sarah, immobilisant la main sur son front. Cassie, tu vas devoir l’admettre, ça ne s’arrêtera pas comme par magie. Il est revenu, il va falloir trouver des solutions. On devrait peut-être plier bagage par prudence, tenter notre chance ailleurs.
— Merci. Mais non, je ne fuirai pas.
— Ce n’est pas fuir, c’est…
— Non.
— Comme tu veux, cède Sarah. Sauf que tu fuis déjà.
— Raphaël nous attend.
Sarah lui décoche un sourire goguenard auquel Cassie ne peut rien opposer. La diversion est aussi pitoyable que lâche, mais elle ne dispose pas plus de réponse que de solution et n’a, d’ailleurs, pas le courage d’y réfléchir.
Malheureusement, Sarah étant ce qu’elle est, aucune chance de s’en sortir aussi simplement.
— Ce n’est pas seulement pour le plaisir de te faire enrager, figure-toi. Je m’inquiète pour toi.
— Tu ne devrais pas.
— Voilà la solution ! S’exclame-t-elle subitement, et Cassie encaisse sans un mot. Je ne devrais pas, bon sang, mais pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ? Ma poule, il faudra bien avoir cette discussion un jour ou l’autre. Mais qu’est-ce-que tu attends de la vie, à la fin ?
— Rien. Rien de plus. Rien de neuf. Surtout rien de neuf.
— Alors tu es sacrément mal barrée, marmonne Sarah. Fais-toi cryogéniser, tu auras peut-être une chance d’y arriver. Enfin, Cassie, quand vas-tu…
— Oh ! On va où, là ?
— Là où tu refuses obstinément d’aller. Dans un monde imprévisible.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Ouais. Et moi je suis hétéro, décrète Sarah. Bon. Pour l’instant, ça ne veut rien dire. Il peut très bien être à l’autre bout du globe et tenter de te faire flipper pour que tu révèles ta position. Tu dois redoubler de vigilance.
— Et continuer comme si de rien n’était ?
— Quoi d’autre ? Tu refuses d’aller te planquer, tu ne veux et ne peux prévenir personne et tu n’es même pas certaine que ce soit bien lui, d’ailleurs. Il est toujours possible que ton cerveau ait rendu l’âme.
— C’est censé me rassurer ? Grimace Cassie.
— T’en fais pas, la rassure Sarah, lui tapotant le bras. On t’en achètera un autre.
— Si tu connais un fournisseur, donne-moi l’adresse. Je vais bien, ne me regarde pas comme ça ! C’est juste encore un peu trop frais, et quand je l’entends, c’est… viscéral. Viscéral et très violent. Quant à cette histoire de nœuds, j’ai seulement été surprise. Cette garce sait très exactement sur quels boutons appuyer pour me pourrir la vie.
— Je dois avouer qu’elle a fait fort. Comment a-t-elle pu deviner ?
— Elle n’a pas pu, elle a simplement eu de la chance.
— Tu veux que j’aille lui cramer les talons aiguille, à Cruella ?
Cassie éclate de rire, vaguement rassérénée.
— Tu devrais arrêter de l’appeler Cruella. Un jour, ça va sortir devant elle.
— Bah, elle doit bien savoir ce qu’elle dégage, quand même. On ne peut pas dire qu’elle donne envie de se rouler dans le foin.
— Je dirais plutôt qu’elle me réserve un traitement de faveur. Ma simple vue lui est pénible, chaque mot que je prononce la fait grimacer, et pourtant elle me laisse carte blanche. Je penche pour l’héritière dégénérée ou masochiste.
— Ou alors, propose Sarah en vidant le café de Cassie, elle est antipathique mais pas complètement débile et sait reconnaître le talent quand elle le voit.
— Je veux bien nous envoyer des fleurs, mais ça ne tient pas la route. Quand tu as quelqu’un dans le pif, tu ne lui confies pas ton intérieur, encore moins sans contrôler autre chose que les plans. Surtout quelqu’un qui t’impose une façon de faire plutôt inhabituelle.
— Elle connait notre méthode de travail depuis le début, objecte Sarah dans un haussement d’épaules. Tu peux apprécier les compétences de quelqu’un sans faire ami-ami, non ? Elle a une confiance aveugle en tes talents, mais elle ne peut pas t’encadrer. Toi qui rechignes à te faire des amis, ça devrait t’arranger.
— Très drôle.
— Allez ma poule, hauts les cœurs, on va visiter la chambre de Casanova ! Au fait, Maryann m’a laissé un message, elle expose un nouvel artiste. Pense à la rappeler.
— Tu ne pourrais pas lui répondre, une fois de temps en temps ? Ça me gagnerait du temps.
Sarah lui jette un regard torve puis tourne les talons sans daigner répondre, ses Doc Martens couinant sur la bâche du couloir. Cassie se lève avec un sourire. Depuis un vernissage arrosé à la galerie de Maryann un mois plus tôt, l’une se languit, l’autre fuit. Professionnellement pénible, mais personnellement très drôle.
Elle ramasse son carnet, plante son stylo dans son chignon et au moment de quitter la pièce, pivote vivement vers la fenêtre. Personne. Elle devient paranoïaque. Elle se délie les épaules, agacée. Epaules lourdes, nuque tendue, estomac recroquevillé. Mauvais souvenirs.